Les différentes influences de l’auteur :
- L’alchimie : la première action de l’Incal va être de diviser John Difool en quatre éléments, le feu, l’eau, la terre et l’air. Les évolutions de John Difool, à travers les épreuves, vont le modifier, le ramener à lui-même, avant de le confronter à la quintessence, titre du dernier tome.
- Le Tarot de Marseille : John Difool, soit Lefou, le Mat. John va, au cours de ses voyages, rencontrer les différentes lames du Tarot, de l’Empereur à la Papesse, de la Chute de la Maison Dieu au Bateleur.
- Les archétypes jungiens traversent l’œuvre, d’Animah, incarnation de l’Anima, à la synchronicité.
- Il est également difficile de ne pas voir l’apport des autres « philosophie ésotériques » (bref, le new-age) du XXème siècle, comme l’importance de l’onde Theta.
L’Incal est avant tout un voyage initiatique : c’est dans les profondeurs de la cité puit, elle-même tournée, faussement, vers l’intérieur de la terre, que John Difool va recevoir l’Incal, sans comprendre ce qu’il est. Les questions mènent à d’autres question. En sa qualité d’initiateur, l’Incal ne va pas répondre « qui es-tu, John Difool », mais « Combien es-tu ? ».
Devant l’incompréhension de John Difool, l’Incal va le découper en 2, puis en 3. Le trois donnant naissance au multiple, John Difool est ramené aux 4 éléments qui le composent, la Terre, l’Eau, le Feu et l’Air. A chacun un caractère, qui découle de l’élément, conforme à une vision alchimique des éléments. Ainsi, comme dans de nombreux voyages initiatiques, John Difool va mourir pour renaitre à lui-même, avec une révélation sur lui : il est multiple et un cinquième élément en lui est nécessaire, celui qui réunit les 4 autres.
Je me suis longuement interrogé sur le sens du mot Incal, avant de le comprendre. Il est clairement expliqué dans une planche : Incal, In-Call : l’Incal est l’appel de l’intérieur. L’appel à aller au centre de soit-même, au centre de la terre, où John va trouver le chemin de l’élévation. Pour atteindre cette élévation, Difool va traverser un champ d’ordures qui fait écho à une population qui passe son temps à refuser de réfléchir devant un écran qui lui apporte tout ce qu’il souhaite en termes de divertissement et d’information sans but. L'appel de l'intérieur, le même appel qui pousse Jonathan Livingstone à ne pas se contenter de voler jusqu'au bateau de pêche pour se battre pour une tête ou des boyaux de poissons rejetés. L'appel à devenir humain. Nous sommes clairement dans la quête initiatique.
Jodorowski est un spécialiste du Tarot de Marseille, qui est une de ses passions depuis son enfance. Il a d’ailleurs co-écrit un livre sur le sujet, la Voie du Tarot. Il a d’ailleurs travaillé, avec l’éditeur Camoin, de Marseille, pour essayer de "retrouver" les images et les symboles les plus anciens des cartes du Tarot.
L’Incal est rempli de références directes ou indirectes au Tarot de Marseille :
- John Difool (The Fool, le Mat) est le personnage hors cadre : sans intérêt, sans qualité particulière, très humain, il est néanmoins celui qui va accomplir ce voyage initiatique, il est le matériaux soumis au creuset de l’alchimiste, dans l’aventure qu’il vit ;
- Le Techno Pape (le Pape) : vecteur de la Ténèbre, il incarne le coté obscur de l’arcane V
- Le Contrôleur (la Papesse), version retournée de l’arcane II, elle reste engagée dans son manichéisme
- L’Impéroratriz, l’œuf androgyne, regroupe l’Impératrice, l’arcane III, force créatrice représentée dans l’œuf qui la contient, et l’Empereur, arcane IV, qui établit et stabilise, même s'ils sont le faux androgyne parfait, comme le montre leur dualité
- Le Métabaron, selon moi l’Arcane VIII (l’Hermite qui permet au Mat de continuer son chemin) ou le XIII (l’arcane sans nom, qui fauche et renouvelle, celui qui a su élever et prendre en charge Solune)
- Animah, arcane XIV, qui apaise et accompagne John Difool et qui aide à trouver les mots et les gestes pour le rassurer,
- Son Ophidité le Président, Arcane XV (le diable), qui détruit, corrompt
- Solune, le fils de Difool, qui est à la fois le Soleil (XVIII) et la Lune (XVII)
Chaque personnage va être plus qu’une référence, il va incarner l’arcane, en répondant à ses traits et ses caractéristiques. Chaque personnage, mais également certains éléments de l’intrigue (le Vaisseau étoile est inspiré aussi de l’arcane XVII, l’Etoile) ou certains éléments de l’histoire : parmi les intrigues de l’Incal, l’Empire humain est en proie à une invasion, celle des Bergs, une race extraterrestre. En effet, à la fin d’un cycle, la reine Berg cherche un prétendant dans un cadrant de la galaxie. Lorsque l’histoire de l’Incal commence, les Bergs sont à l’aube de leur dernier cycle, celui qui doit ouvrir l’âge d’or. Après avoir réuni bon nombre d’humains, ils les contraignent à s’affronter dans une course sans règle pour être le premier a parvenir au sommet d’une pyramide conique où la reine Berg attend le nouveau champion. Avec l’aide des siens, John Difool va arriver en tête et être le géniteur de la nouvelle génération des Bergs. Mais il refusera la tradition, à savoir son meurtre rituel, et s’enfuira, entrainant la chute de la Maison dieu (Arcane XVI).
Cette aventure de John Difool (le sous-titre de la série), peut se lire comme on peut lire le Tarot : John Difool, le Mat, traverse le Tarot, tel qu’il a été tiré par le scénariste.
Le Tarot peut se lire comme un voyage initiatique du Mat à travers tous les arcanes majeurs. Le voyage initiatique se fait en trois étapes, ou trois voyages de 7 cartes :
- Tout d’abord, la prise de conscience : le Mat est issu du Bateleur, origine de toute chose (I), avant de rencontrer la Papesse, apparition de la dualité et naissance (II) puis l’impératrice, créatrice de la multitude, la multitude naissant du 3 (III). Le Mat découvre ensuite la stabilité à travers l’Empereur (IV), naissance du spirituel, médiateur et pont entre les éléments (V). Ainsi armé, le Mat va pouvoir commencer à faire des choix, de l’indépendance et de la confiance et est armé pour pouvoir agir dans le monde (VII, le Chariot)
- Le second voyage commence par l’équilibre, acquis par le Mat (VIII, la Justice) et la rencontre avec l’Hermite, qui vient remettre du mouvement pour permettre le passage et l’évolution du Mat (IX). Le Mat découvre alors la Roue de la fortune, symbole du cycle et du renouvellement (X) puis la Force qui est le renouveau créatif ou énergétique (XI). Devenu le Pendu, le Mat est contraint de s’arrêter pour descendre au cœur de la terre et gagner en spiritualité (XII). Il est ainsi amené à une transformation en profondeur, une renaissance (XIII, Arcane sans nom), dont il ressortira fort de la Tempérance (XIV)
- Ce Mat renouvelé, changé en profondeur et initié aux mystères, va pouvoir faire face au Diable (XV), forces de l’inconscient, de la passion et laisser jaillir de lui ce qui est nécessaire (Maison Dieu, XVI). Guidé par l’Etoile (XVII), il trouvera sa place pour agir de façon utile dans le monde, sous l’éclat de la Lune (XVIII) et du Soleil (XIX), outils alchimiques finissant l’œuvre commencée. Le Jugement (XX) arrive alors, révélant une nouvelle conscience du Mat pour lui permettre d’atteindre la réalisation totale dans le Monde (XXI).
Le Mat, ne disposant d’aucun numéro, peut aussi bien se placer avant le I ou après le XXI, nous laissant penser que, tel que l’indiquait la Roue de la Fortune (X), son histoire est amenée à se répéter avant que la réalisation (XXI) soit totale et définitive.
John Difool suit un chemin similaire, visiblement déterminé par une forme de hasard ou, plus vraisemblablement, de synchronicité.
Les références hermétiques, ésotériques de Jodorowsky sont nombreuses, il est donc peu étonnant de le voir recourir à des notions jungiennes dans l’Incal.
Le point le plus évident est Animah, la mère de Solune et la compagne de John Difool.
Elle représente la notion Jungienne d’anima : la représentation féminine au sein de l'imaginaire de l'homme. Il s'agit d'un archétype, donc d'une formation de l'inconscient collectif, qui a son pendant chez la femme sous le nom d'animus. Son pendant masculin est le Metabaron, avec qui Animah a eu un fils : Solune, nom constitué de Soleil et de Lune, la réunion du masculin et du féminin, du soleil et de la lune, du corps et de l’esprit en une personne.
La synchronicité est présente, notamment à travers John Difool : ce qu’il vit a une résonnance particulière sur son environnement. Les Psycho-rats en sont une manifestation claire : les rats sont des rats normaux, mais lorsqu’ils rencontrent violence et peur, ils se multiplient et grossissent jusqu’à devenir une horde de rats géants. Seule la méditation, qui permet de retrouver le calme en soi, permet de les faire disparaitre.
L’inconscient collectif, la synchronicité et l’archétype trouveront leur point d’orgue sur la planète Berg, quand ils seront devenus, après l’union de la Reine et de John Difool, des Jidoeufs, des copies conformes de John Difool, à l’exception du nombril, qu’ils ne possèdent pas puisqu’ils naissent dans des oeufs :
Parler de l’ésotérisme et de l’hermétisme dans l’Incal implique de parler d’Alchimie. C’est un sujet auquel Jodorowsky s’est intéressé et qui a marqué plusieurs de ses œuvres, comme, par exemple, la Folle du Sacré cœur, œuvre également alchimique à laquelle je n’avais rien compris en la lisant il y a une vingtaine d’années.
Toute l’histoire est traversée par l’Alchimie et, surtout, par le travail sur John Difool, métal dans l’athanor de Jodorowsky.
Dès le début, Jodorowsky sépare le subtil de l’épais, en divisant John Difool en quatre éléments. Il les réunit à l’aide de l’Esprit saint (l’Incal) et du feu :
John Difool va, dans le premier tome où il est divisé en quatre éléments, passé dans les phases du travail alchimique : l’œuvre au noir (l’Incal noir, tome 1) à l’œuvre au blanc (L’Incal lumière, tome 2, œuvre au noir/au blanc)). Il va découvrir que Ce qui est en bas (tome 3) est comme Ce qui est en haut (tome 4, deux références directes à la Table d’Emeraude). Puis, pour finir le travail alchimique, Jodorowsky va s’intéresser à la quintessence (Tomes 5 & 6 : la Cinquième essence 1 & 2).
A chaque tome, Jodorowsky aura à faire à un matériau qui refuse de suivre le plan et il va devoir, à chaque fois, trouver des moyens de le pousser à aller dans le sens qui est celui du travail alchimique. Lors du voyage finale, Difool va rencontrer Orh, qui se définit comme « la lumière ancienne ! L’entité qui a été envoyée pour créer ce temps et cet espace ».
Le travail alchimique n’est jamais parfait dès la première réalisation du cycle. Il est nécessaire à l’Alchimiste de le recommencer, de revenir au point de départ, légèrement modifié par ce qui a été accompli au cours du premier cycle :
Parmi les obsessions de Jodorowsky, on peut citer l’androgyne, personne nécessairement parfaite, par l’union des opposés, la disparition du dualisme au sein d’un même individu.
L’Imperoratriz, œuf (=source de création) divin (réunion des deux opposés, masculin et féminin) est censé l’incarner. Il dirige le monde humain, incarnant sa perfection.
Néanmoins, l’humanité est aveuglée par le miracle techno : créé par la science, l’Imperoratriz n’est pas l’androgyne parfait, puisqu’il/elle est corruptible. L’androgyne parfait ne peut résulter que de l’union de principes et non d’une manipulation technologique : la science ne peut se substituer à une recherche spirituelle. L'Imperoratriz est donc un imposteur.
Solune est la réponse à la recherche essentielle de l’univers de l’Incal : fruit de l’union de l’Animah et de sa contrepartie matérielle, John Difool, élevé par l’Arcane sans nom, Solune est l’androgyne parfait.
Au final, l’androgyne fabriqué par la science laissera finalement sa place à l’androgyne créé par la conscience
Comme beaucoup d’hermétistes, de cherchant, Jodorowsky s’est aussi aventuré dans les schémas hermétiques et ésotériques de son époque. Il en ressort des relents de bouddhisme (tout est impermanent sauf l’impermanence, la réussite du Grand-œuvre de Jodorowsky doit amener à la création d’un nouvel univers qui prendra la place de celui dans lequel se déroule le travail), d’angélisme (Animah et Solune ont des traits proches de ceux des anges, sur lesquels Jodorowsky écrira aussi), de New-Age ou d'occultisme comme il apparait au XIX-XXème siècle, avec la volonté de pouvoir transformer ce qui est conscience en science (le sommeil téta qui permet d’empêcher la fin du monde et permet la réalisation de John Difool.
Ainsi, l’aventure de John Difool est une œuvre initiatique, ésotérique, dans laquelle la création de l’Alchimiste va subir l’initiation, avant de subir les différents travaux alchimiques. Il va être confrontés aux éléments, interrogé, et l’Alchimiste Jodorowsky va éveiller en lui la part spirituelle, l’Esprit, qu’il a perdu ou, plus vraisemblablement, oublié. Ses dernières paroles, en clôture du livre, ne sont-elles pas : Je dois me souvenir – je dois chercher ?
Par ce cycle, Jodorowsky affirme que le travail initiatique n’est jamais réellement terminé. S’il semble être un voyage vers un but déterminé, il est en réalité un voyage en spirale, un éternel recommencement, qui nous fait repasser à des endroits déjà visités que nous percevons autrement, destiné à se poursuivre sans que l’on n’en connaisse la fin. « Combien de fois encore ? » demande Difool. L’univers en gestation lui répond « Ne compte pas, mais souviens toi ». N'oublie pas tes progrès, avance dans le Dharma.