Archiduc Fifi a bien expliqué le processus créatif à l'œuvre avec de tels outils, je me permet de le citer :
Déjà, il faut savoir que mettre une simple phrase n'est pas suffisant pour obtenir un résultat acceptable. Pour avoir un résultat impressionnant, comme celui du type qui a proposé son image dans un concours d'art, il ne faut pas hésiter à ajouter des dizaines et des dizaines de paramètres. Au final, lorsqu'on cherche à faire une image complexe, il arrive qu'on se retrouve à écrire des phrases de plusieurs dizaines de lignes.
Il y a aussi une notion de "training". C'est à dire qu'il y a des sujets sur lesquels le logiciel ne sera pas formé, et sur lequel il aura beaucoup de mal. J'ai le problème actuellement : j'essaie de produire des images d'illustrations de décors pour Würm. J'ai remarqué que Midjourney avait beaucoup de mal à comprendre ce qu'était la steppe eurasiatique. Lorsque je demande une image de steppe sous la neige, il fait n'importe quoi.
Pour pallier à ce problème, je dois l'alimenter en photos de stepes sous la neige. Je dois trouver des paramètres qui permettront de lui faire produire ce que je veux : par exemple, puisqu'il confond la steppe avec des champs dans la campagne (ajoutant des barrières d'arbres malvenues), je dois lui ajouter des paramètres lui demandant de produire un paysage vide, un paysage globalement plat mais au sol légèrement inégal, --no trees, des fois je lui ajoute même la demande "snow desert". A côté de ça, je l'alimente à chaque demande avec une bonne dizaine d'images de steppes sous la neige. Enfin, au lieu d'effectuer cette demande une ou deux fois, avec un mauvais résultat qui ressemble à un paysage de campagne française, je lui effectue la même demande des dizaines et des dizaines de fois. Ce n'est qu'au bout d'une longue répétition qu'il commence à comprendre ce que j'attend de lui.
Mais quand bien même on se contente de taper "une femme qui sourit sur fond d'un paysage de Toscane", il reste que l'intention est du côté de l'utilisateur, pas de l'IA. L'IA reste même dans ce cas un outil.
L'urinoir de Duchamp est un simple urinoir qu'il n'a même pas construit lui-même, c'est un "ready-made". Son statut d'œuvre d'art a deux origines : le simple fait de l'exposer, et l'intention de l'artiste qui était d'interroger le statut de l'art à partir de cette exposition.
Les "merdes d'artiste" de Manzoni sont des boîtes en métal remplies de déjections (dont on ne sait même pas si elles proviennent de lui) qui avaient pour but de critiquer le consumérisme et le marché de l'art (littéralement : vendre de la merde pour des centaines de milliers d'euros).
Quand, récemment, Jason Allen gagne un concours d'art au Colorado grâce à une œuvre produite à partir de Midjourney, les organisateurs expliquent que quand bien même ils auraient su (en fait Jason Allen l'avait indiqué mais ils n'ont probablement pas tilté) que c'était fait via une IA cela n'aurait pas changé leur jugement.
On crédite un réalisateur d'auteur de son film, mais il le réalise avec un chef op, un scénariste, des acteurs, qui, s'ils avaient été d'autres personnes, auraient fait un film tout à fait différent. Mais on crédite le réalisateur d'auteur car il est le chef d'orchestre de tout cela.
Procreate ou n'importe quelle application de dessin offre des brosses (modifiables par le créateur évidemment), des algorithmes, des filtres, des scripts, qui vont impacter la manière de travailler du créateur qui reste le créateur car l'intention finale qui préside à l'œuvre vient de lui. C'est un outil.
On peut composer des musiques à partir de générateurs. Une simple génération n'aura que peu d'intérêt mais il reste qu'il faut entrer des données pour demander ce que l'on veut (accords, rythme, instruments...).
L'IA ne fait rien toute seule. La question qui se pose est alors celle de savoir à quelle moment, à partir de quelle frontière "d'intentionnalité" et d'engagement créatif on peut considérer une œuvre comme étant une œuvre d'art. Et là je reviens à Duchamp et Manzoni et tout l'art contemporain : la simple intention suffit. Or, l'IA n'a aucune intention, celle-ci vient toujours de celui qui l'utilise.
Compte tenu, donc, de la situation actuelle de l'art, les œuvres produites à partir d'un Midjourney sont des œuvres d'art, qu'on le veuille ou non en fait !
Ce n'est donc pas un jugement moral que je porte ici, mais un simple constat à partir de ce qu'est l'art aujourd'hui.
Encore une fois, je pense que ces IA posent effectivement beaucoup de questions éthiques. Mais sur la question de ce que c'est que d'être un artiste, je pense que ce sont des outils infiniment moins "subversifs" que tout ce qu'a produit et continue de produire le marché de l'art contemporain. Il y a infiniment plus de processus créatif derrière le tableau de Jason Allen que derrière l'urinoir de Duchamp.
Il faut quand même se rappeler l'accueil très froid de la part du public qu'ont reçus les premières œuvres conçues à partir des ordinateurs : c'est pas de l'art, l'art c'est du papier, du vrai, des crayons, les ordinateurs font le travail à la place des artistes etc. Aujourd'hui tous les illustrateurs pro utilisent le numérique et plus personne n'y trouve à redire.
On peut toujours ramener la question de l'Intelligence Artificielle en tant que telle : machine learning, intelligence, blablabla. Dans les faits, aussi capables que soient ces programmes "d'apprendre" (et c'est d'ailleurs fascinant), pour l'instant elles ne le font que parce qu'elles sont programmées pour, que parce qu'il y a une intention qui vient d'ailleurs : le programmeur, les concepteurs, l'utilisateur qui envoie un ordre etc.
Évidemment, on peut aussi se poser la question de nos propres intentions si on commence à prendre en compte la question des sources inconscientes de nos intentions. C'est le pavé dans la marre lancé par Freud : nous ne sommes pas maître en notre demeure. C'est toute la philosophie de la mort du sujet. Et en cela on peut établir un parallèle avec les IA (qui reste ténu car le problème se pose de manière toute autre), mais cela ne change au final rien à la question de savoir si ces œuvres sont des œuvres d'art, car au final il s'agirait de dire que nous avons des points communs avec la machine.
Ce qui me frappe c'est que les arguments avancés ne servent pas à savoir si ces œuvres sont de l'art ou non, mais à démontrer que ça n'en est pas. Pour une bonne raison : cela vient rencontrer le rapport que nous avons à notre statut de sujet à partir de celui de "créateur".
Mais si nous nous extrayons un peu de ça, que reste-t-il ? Une IA qui n'est qu'un outil au service d'une personne désireuse de produire quelque chose, et en ce sens elle n'est pas différente d'une plume ni d'un marteau.