« Un vrai mystère. Que partout dans le monde, biologistes et médecins cliniciens s’efforcent de percer depuis une quinzaine d’années », résume le naturaliste Rémy Marion, qui a consacré toute sa vie à étudier les ours de près (il est entre autres l’auteur de L’Ours, l’autre de l’homme, paru aux éditions Actes Sud, et le coréalisateur en 2019, avec Thierry Robert, de l’excellent documentaire Fort comme un ours). « Si nous le comprenions, nos réponses à un nombre incalculable de maux humains pourraient être nettement améliorées : ostéoporose, diabète, obésité, insuffisance rénale, troubles du rythme cardiaque et de la coagulation, athérosclérose donc AVC et infarctus du myocarde… »
Quelles fabuleuses aptitudes, en effet ! Au sortir de son long « sommeil », l’ours, dont le cœur a battu au ralenti (à la limite de l’insuffisance cardiaque) pendant de longs mois, n’est affecté d’aucune perte osseuse ni musculaire. Son organisme, dont les reins ont été mis à l’arrêt, ne s’est nullement intoxiqué, bien que son sang n’ait plus été nettoyé de ses déchets. Aucune formation de caillots sanguins dans ses artères, alors qu’il présente un taux de cholestérol très élevé, lié à sa fulgurante prise de poids, à l’automne, afin de se constituer des réserves de graisse en vue de son abstinence prolongée.
Voilà pourquoi des médecins cardiologues ou néphrologues intrigués ont commencé à rejoindre depuis 2010 le Scandinavian Brown Bear Research Project, programme scientifique aux finalités initialement écologiques, créé en 1984. Deux fois dans l’année, en hiver puis en été, ils se rendent dans la forêt suédoise pour y procéder à de multiples analyses sur des ours bruns anesthésiés (en les sortant brièvement de leur tanière, lorsqu’ils hibernent) afin de pénétrer leurs secrets.
Certes, il existe toutes sortes d’autres mammifères hibernants : certains écureuils dits « terrestres », loirs, marmottes, hamsters, hérissons, chauves-souris… (sans parler d’oiseaux, de reptiles ou de batraciens). Des centaines d’espèces, en réalité, que l’évolution a conduites à adopter cette stratégie métabolique plutôt qu’une autre tactique (migration, stockage de nourriture…) pour faire face à une situation de diminution des ressources alimentaires momentanée. « Mais l’ours est unique », insiste le physiologiste Étienne Lefai, directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), qui fait partie de ces scientifiques européens effectuant le voyage bisannuel en Suède. « Car tout, dans sa physiologie adaptable, paraît si bien orchestré que l’on pense aujourd’hui qu’il doit sécréter une certaine molécule aux propriétés “magiques”. Reste à l’identifier… » Avec son collègue Fabrice Bertile, chargé de recherche au CNRS, spécialiste de l’adaptation des organismes en milieu extrême, ils furent les premiers à démontrer, en 2018, que si l’on appliquait du sérum (du sang) d’ours sur des cellules humaines, celles-ci réagissaient en produisant plus de protéines qu’à l’accoutumée.
Un lointain souvenir de cette faculté d’hiberner que les premiers Néandertaliens auraient eue eux-mêmes, il y a plus de 400 000 ans ? Une telle hypothèse a en tout cas été posée par un article paru dans la revue scientifique L’Anthropologie, en 2020, qui envisageait que les premiers humains auraient été eux aussi capables de ralentir leur métabolisme et de dormir des mois d’affilée en hiver. « Certains primates hibernent toujours aujourd’hui, atteste Jérémy Terrien, physiologiste et enseignant-chercheur au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), spécialiste d’une certaine sorte de lémurien. On peut donc tout à fait envisager qu’il y ait encore un tel bagage génétique chez l’humain, mais qu’il l’ait “désactivé” parce qu’il n’en avait plus le besoin. »
De là à permettre à nouveau à notre espèce d’hiberner… « Nous n’en sommes pas là, mais ce que nous savons déjà grâce à nos manipulations avec le sérum, c’est qu’il existe la possibilité de transférer des propriétés de l’ours hibernant à l’espèce humaine, poursuit Étienne Lefai. Sans résoudre miraculeusement les problèmes de la dépendance et du quatrième âge, cela pourrait permettre d’extraordinaires avancées pour réduire les effets délétères du vieillissement et de la sédentarité en général. » De quoi hautement intéresser le milieu spatial : du fait de l’apesanteur, les astronautes sont affectés d’atrophie musculaire. Alors que la perspective d’envoyer des humains sur Mars se précise (nécessitant un voyage de six mois), des agences telles que la Nasa, l’ESA (agence européenne), mais aussi le CNES en France, participent donc activement au financement de ces recherches médicales. Si l’écureuil arctique, par exemple, peut hiberner jusqu’à huit ou neuf mois de l’année — un record —, les secrets de sa température corporelle, capable de descendre au-dessous de zéro sans qu’il gèle, pourraient peut-être un jour aussi nous inspirer : celle de Mars ne se situe-t-elle pas à – 63 °C en moyenne ?