Vacances Inter Forumistes dans le Cantal !

(il y aura une photo
ici)
C'était très bien... pas reposant... mais très bien :op
Le site de Dompierre-les-Ormes a changé de proprio et Brunal a dû trouver un plan B...
Merci à lui !
Cette fois, on est monté à 45, et la salle à manger était vraiment juste... mais le reste était très bien.
Au programme : piscine, balades, jeux de sociétés (même un puzzle), jeux de rôles et nourrissage d'ongulés (oui Bussière... j'ai bien écrit "ongulé").
Les Photos du séjour suivront... pour l'instant, il n'y a qu'un Résumé de scénar.
Panda's Production presents
Une histoire
de
Ecrite par
Avec
(par ordre d'apparition à l'écran)
Bonne lecture :
Ma chère amie,
Je suis infiniment désolé de vous avoir laissée sans nouvelles aussi
longtemps. J'espère que vous aurez la bonté de me pardonner et de bien
vouloir me rejoindre.
Si vous en avez la possibilité, mon majordome viendra vous chercher à la
gare de Plouhmouët, lundi en huit.
Je me réjouis de vous revoir,
Bien à vous,
Hugues-Marie de la Brouque
Margaret Concupiscence Mignonette Richeza de la Salle serre la lettre
contre son cœur.
Les yeux à demi fermés, elle repense à cet homme, son unique amour, qui a
disparu sans laisser de trace, il y a plus de quatre ans...
Elle n'avait que treize ans à l'époque, et ses parents diraient sûrement
qu'il ne s'agit que d'une amourette d'enfance... une passade... mais elle
sait au fond d'elle que ce n'est pas le cas : c'est le seul, l'unique...
les femmes sentent ces choses-là !
De toute façon, ils ne savent rien : sinon, ils ne l'auraient pas
autorisée à accepter cette invitation impromptue.
Elle soupire et range précautionneusement la lettre, en veillant à ne pas
attirer l'attention de Cunégonde, la duègne qui la suit partout, et lui
sert de chaperon.
Par la fenêtre, elle aperçoit la petite gare, qui semble se recroqueviller
pour se protéger de la pluie drue, qui tombe depuis le matin.
Comme disait Maître de la Benh, le notaire de la famille De Brouque, avec
son langage fleuri : "En Bretagne, il ne pleut que sur les cons !"
Force est de constater qu'il était souvent mouillé.
Acte 1 Plouhmouët
"Plouhmouët ! Deux minutes d'arrêt ! Attention à la marche en descendant
des wagons !"
La jeune femme descend tant bien que mal, gênée par un certain embonpoint,
et une brusque rafale de vent emporte quelques feuillets du carnet où elle
écrit ses poèmes. Elle n'en a cure et, le cœur battant, elle observe le
quai.
Derrière elle, Cunégonde invective un contrôleur qui peine à sortir du
train les malles de vêtements : Margaret ne voyage jamais léger...
De toute façon, comme dit son père : "Elle n'est pas équipée pour..."
Au signal du Chef de Gare répond le puissant sifflet de la locomotive et,
dans un bruit d'enfer, l'engin de métal reprend sa route, s'éloignant
rapidement.
Le silence se fait peu à peu, uniquement troublé par le bruit ininterrompu
de l'eau tombant lourdement d'un ciel bas et gris.
Hormis l'étrange duo, il n'y a que quatre personnes sur le quai... et
Margaret pense en reconnaître trois...
Ils entrent dans le petit bâtiment austère pour s'abriter du vent et, au
mépris de l'étiquette, elle décide de rompre la glace :
"Je suis Margaret Concupiscence Mignonette Richeza de la Salle, mais vous
pouvez m'appeler 'Margaret'."
Le premier à lui répondre est Béléser de Sespoir Monte Carlo, cousin
germain d'Hugues-Marie :
"...mais vous pouvez m'appeler 'Bébé'."
La jeune femme l'a déjà croisé chez son bien-aimé... d'ailleurs, si elle
se souvient bien, il portait exactement la même tenue...
Elle remarque aussi qu'il porte sous le bras un paquet de partitions, qui
subit, lui-aussi, les assauts du vent, lui abandonnant, de guerre lasse,
quelques pages de temps en temps...
Deux autres femmes de la même génération fréquentaient la maisonnée... et
elles se trouvent également dans cet endroit perdu :
Phêdre-Bertille de la Beltrague-Concut accompagnait généralement sa mère,
une grande amie de Madame De la Brouque, et son regard inquisiteur
parcourt la petite assemblée. Plusieurs fenêtres sont brisées et ses
cheveux déliés sont emportés par le courant d'air, ce qui pourrait
paraître négligé, si son port altier et sa mine fière ne rendaient cette
éventualité aberrante.
Cassandre de Saxe Cobourg et Gotha, pour sa part, s'était attachée à la
fratrie, et les parents voyaient d'un bon œil la fréquentation de cette
jeune fille de bonne famille. Elle est aussi maigre que Margaret est
grosse, et, si la passion se lit sur les traits de cette dernière,
Cassandre est plutôt pâle et protège son cou d'un foulard léger qui flotte
derrière elle.
Le dernier passager a être descendu est petit, maigre, et son teint
blafard est accentué par son costume noir. Il porte une chemise blanche un
peu trop grande, dont la pointe ressort par sa braguette ouverte et
s'agite, nonchalamment, au gré de ses mouvements, et du vent taquin :
"Je suis Godfried-Caligula de la Benh, notaire de la famille de la
Brouque... mais vous pouvez m'appeler 'Maître'."
Il ne juge pas nécessaire de préciser que son père, désespéré par son
incompétence, s'est donné la mort et qu'il a repris, à contre-cœur, la
charge familiale. S'il perd la clientèle de la famille De la Brouque, il
n'est pas sûr que son cabinet y survive...
Ils échangent quelques formules de politesses et, rapidement, comprennent
qu'ils ont tous été invités par Hughe-Marie. Dans le cas contraire, leur
présence serait une coïncidence étonnante...
Au détour d'une phrase, une allusion laisse penser que le notaire serait
le frère de Phêdre-Bertille, mais personne ne relève l'étrangeté de la
chose. Au contraire, Lissandre change de sujet :
"Il pleut tout le temps dans ce pays ?"
'Bébé" sourit en se tournant vers une des fenêtres brisées :
"Oh non... là, il fait beau..."
Lorsqu'il finit sa phrase, un éclair les fait cligner des yeux, suivit
d'un coup de tonnerre.
Lorsqu'ils rouvrent les yeux, un homme se tient dans le hall.
Très âgé, il est grand, maigre, et porte un long pardessus sombre,
dégoulinant d'eau.
A la main, il tient un papier détrempé sur lequel des lettres dont l’encre
bave écrivent : 'Les invités de Monsieur de la Brouque'.
Il s'incline profondément devant les voyageurs et parle d'une voix lente
et basse :
"Je suis Solphène, le majordome de Monsieur. Si vous voulez bien me
suivre."
Il pivote sur lui-même et fait mine de s'éloigner, sans même vérifier s'il
est suivi, mais Cassandre l'interpelle :
"Vous oubliez nos bagages !"
Le domestique revient sur ses pas et contemple un long moment la pile de
malles qui encombre la petite salle d'attente : si les deux hommes ne
portent qu'une petite valise, c'est très loin d'être le cas pour les
voyageuses.
Il va demander de l'aide au Chef de Gare qui, sans enthousiasme, charge
les bagages sur la carriole couverte qui attend dehors.
Inquisitrice, Phêdre-Bertille ne perd par un détail de l'opération :
"Faîtes attention ! Mes malles me viennent de mon grand-oncle... un
navigateur... Il est allé jusqu'aux indes avec !"
Margaret prend un air ingénu :
"Et il en est revenu ?"
"Les malles oui... lui non. Mais ce n'est pas très grave... On ne le
l'aimait pas beaucoup, c'était un inverti !"
Le majordome fait aussi office de cocher et, s'il ressemble à un
croque-mort, il faut admettre que son véhicule est plus proche du
corbillard que de la diligence… il y a donc une certaine cohérence...
Ils sont un peu serrés à l'arrière, et comme Phêdre-Bertille fait la
remarque en regardant fixement Margaret, cette dernière interdit l'accès à
son chaperon, et l'envoie s’asseoir à côté du chauffeur, sous la pluie.
La carriole s'ébranle et, à l'arrière, la conversation reprend,
s'orientant rapidement sur leur hôte.
Béléser semble inquiet :
"Pauvre Hughes-Marie..."
Cassandre sursaute :
"Il est pauvre ?"
"Oh non ! C'est la partie riche de la famille !"
"Pas vous ?"
"Malheureusement, mon pauvre père a fait des dettes de jeu... et il nous
les a léguées..."
Assise en face de lui, Phêdre-Bertille se penche vers le notaire avec un
air pincé :
"Il n'a pas honte de parler de dette !"
Son interlocuteur hoche doctement la tête :
"Vous avez bien raison Madame De la Baltringue."
"De la Beltrague ! De la Beltrague-Concut en fait..."
"C'est ça..."
Margaret leur apprend qu'Hughes-Marie aurait cherché à fuir un chagrin
d'amour, mais elle ne peut répondre aux questions insistantes de Cassandre
: elle ne connaît pas les détails de cette idylle...
Phêdre-Bertille intervient de nouveau :
"Lorsque mon père a eu des problèmes de cœur, son médecin lui a conseillé
la côte normande... l'air y est meilleur parait-il."
Margaret s'offusque et se lance dans un éloge enflammé de l'élan
amoureux... qui retombe comme un soufflet : la carriole s'est arrêtée !
Un instant, ils espèrent être arrivés, mais ils déchantent rapidement
quand la voix du majordome leur arrive de dehors :
"On s'est embourbé... il va falloir descendre pour alléger le véhicule...
et que certains aident en poussant..."
Cassandre répond aussitôt :
"Je vais laisser les autres descendre... je ne pèse rien."
L'allusion est féroce et, par principe, Margaret décide de rester aussi.
De toute façon, il est hors de question de mouiller sa robe de chez
Worth...
Pour Phêdre-Bertille, marcher dans la boue n'est pas une option, et elle
propose de descendre les mâles pour alléger.
Margaret sursaute :
"Les malles dans la boue ?"
"Pas les malles... les mâles..."
Les hommes descendent... et, comprenant ce qu'ils veulent bien comprendre,
commencent à décharger les malles...
Un éclair providentiel illumine la scène d’une lueur sinistre.
Trompé par la route sinueuse et aveuglé par la pluie, le conducteur est
sorti du tracé de la chaussée pour s’embourber profondément dans le
bas-côté...
Malheureusement, enlever le poids des malles ne suffira pas...
Une lumière dans la nuit leur apporte un espoir de salut et, sur le
conseil de Solphène, les deux hommes se décident à aller chercher du
secours.
Aussitôt, Cunégonde vient prévenir sa maîtresse et fait mine de
s’installer à ses côtés :
"En l’absence de ces messieurs, il vaudrait mieux que je reste avec
Mademoiselle…"
La jeune femme l’arrête d’un geste et observe un instant sa duègne,
complètement trempée, avant de répondre :
"Non… au contraire, ressortez, et guettez leur retour… Vous êtes bien
brave."
Le chaperon s’incline et remonte mais, de toute façon, le rideau de pluie
est impénétrable.
Les deux messagers en quête de secours ne sont pourtant pas loin :
ils s’enfoncent profondément dans la boue et chaque pas est plus difficile
que le précédent, leur faisant craindre à tout instant de perdre un
soulier dans cette terre vorace qui semble vouloir les aspirer tout
entier !
Epuisés, ils désespèrent d’atteindre le bâtiment où brille la lumière qui
les guide… mais ils aperçoivent une petite cahute sur leur droite…
Soulagés, ils parviennent enfin sur un sol plus ferme, et frappent à une
porte.
Il n’y a pas de réponse, mais le bruit de l’orage peut couvrir des voix…
Dans le doute, ils poussent le battant, et se retrouvent devant une
vieille femme hirsute qui commence à hurler :
"Ah, ah ! le malheur est sur vous ! Je vois la mort ! Je vois la mort !"
Terrifiés, ils reculent d’un pas, et se cognent dans un individu trapu,
qui crie à son tour :
"Tais-toi mémé, tu fais peur aux bourgeois !"
Il claque la porte et, ignorant les éléments déchaînés, leur parle d’une
voix forte :
"Faîtes pas attention à la mémé, elle est folle ! C'est pour ça qu'on la
laisse ici, sinon, nous aussi on deviendrait fou et on finirait par la
balancer dans le puits ! Vous venez acheter du fromage ?"
Béléser prend son courage à deux mains :
"Alors... non, en fait..."
"Vous voulez pas de fromage ?"
"Si, si... mais d'abord... notre carriole est coincée...
L'homme a un fort accent paysan, à la limite du compréhensible, et il part
d'un rire moqueur :
"Ha, ha, ces citadins avec leurs charrettes de citadins ! Je vais chercher
Gontran, il vous sortira de là !"
Il les laisse poireauter dans la gadoue et revient rapidement en tenant un
taureau d'une main, et une corde dans l'autre.
Un taureau... ou un bœuf... ou une vache...
Les deux compères n'ont pas de certitude, mais n'osent pas poser la
question au rude indigène.
Ils retraversent donc le champ, s'enfonçant toujours plus, et rejoignent
la route.
Sans cesser de se moquer des 'gens de la ville', le campagnard attelle sa
bête et manœuvre l'attelage pour remettre l'équipage sur la route :
"Allez ! Vous aussi ! Poussez !"
Le notaire s'offusque :
"Mais je pousse ! C'est juste que je suis petit !"
"Eh bien, pousse plus fort ! Sinon je te balance sous les roues pour
qu'elles accrochent !"
L'opération se déroule sans nouveau problème, à part quelques projections
de boue sur les vêtements des malheureux pousseurs...
Leur apparence piteuse déclenche de nouveaux rires du paysan et, profitant
de l'apparente bonne humeur de leur sauveur, Béléser tente sa chance :
"Sans vouloir abuser de votre bonté... vous serait-il possible de remettre
les malles sur le toit ?"
"Tu dis quoi ? Comment tu parles ! Les malles ? C'est vos bagages ça ?"
Godfried-Caligula intervient :
"Non... ils sont aux filles... elles sont restées dans la carriole."
"Les filles ? T'as des filles ?"
"Non... ce ne sont pas mes filles..."
"T'as pas de filles ? Pourquoi t'as pas de filles ? T'es comme le bœuf ?"
Déjà assommé par la pluie et la fatigue, le notaire reste coi.
Le cousin vient à son secours et explique, en deux mots, la situation.
Le paysan l'interrompt, visiblement peu intéressé :
"Bon, maintenant vous venez me prendre des fromages ?"
C'est avec une infinie tristesse que les deux hommes repartent dans la
boue... mais cette fois ils insistent pour que le majordome les
accompagne.
A l'intérieur du véhicule, Margaret explique longuement la modernité de
ses tenues, la famille Worth ayant créée des ensembles dont les pièces
peuvent être interchangées pour s'adapter aux différents moments de la
journée, et de la vie mondaine...
Les passagères entendent les éclats de voix et ressentent le retour des
roues sur la chaussée... puis, plus rien...
Rien que la pluie, incessante, sur le toit, et le tonnerre, de temps en
temps.
Margaret interpelle son chaperon :
"Cunégonde, que se passe-t-il ?"
"Ces messieurs sont partis acheter du fromage."
"Du fromage ? Mais pourquoi donc ?"
"Pour... pour ne pas se faire taper..."
La réponse, bien qu'étrange, suffit au trio, qui reprend sa conversation.
Lorsqu'enfin les hommes reviennent, fourbus et couverts de boue, ils
ouvrent la porte de la carriole.
Avant de les laisser monter, Cassandre leur demande ce qu'il s'est passé
et Béléser entreprend de leur conter leurs récentes aventures... en
chanson...
Son improvisation est peu appréciée, le vent froid qui s’engouffre dans
l'habitacle n'incitant pas l'auditoire féminin à l'indulgence...
En fait, elles montrent une certaine réticence à les laisser remonter dans
leur état.
Cassandre s'adresse au majordome :
"Solphène, nous arrivons bientôt ?"
"Oh non, nous ne sommes plus très loin."
C'est avec un grand sourire qu'elle se tourne aussitôt vers les deux
autres voyageurs :
"Parfait ! Alors il vaudrait mieux que vous marchiez à côté, pour être sûr
que nous ne sortions pas de nouveau de la route !"
Elle est immédiatement soutenue par ses voisines, et le notaire hausse les
épaules :
"D'accord, mais vous gardez les fromages !"
Joignant le geste à la parole, il pose une caisse sur la banquette, puis
recule pour permettre à Béléser de faire de même.
Lorsqu'il claque la porte, un sourire se dessine sur son visage : ils ont
eu l'occasion de profiter des arômes de ces produits de la ferme et, à la
réflexion, marcher sous la pluie est sans doute préférable.
Après l'effort qu'ils ont fourni, reprendre la route à pied est une
nouvelle épreuve.
Heureusement, le domestique n'a pas exagéré et, assez rapidement, la
lampe-tempête qui se balance à l'avant de la carriole éclaire vaguement un
panneau indiquant 'Kerbalou'.
Les rues du petit village sont désertes, ce qui n'est pas étonnant par ce
temps.
Ils s'arrêtent devant un hôtel-restaurant dont l'enseigne, 'Les Embruns',
grince en se balançant, maltraitée par les bourrasques.
C'est avec soulagement qu'ils entrent dans cet endroit chaud et sec...
pour les femmes, c'est aussi l'occasion de respirer de l'air frais, loin
du fumet des spécialités laitières locales.
De plus, ils ne sont pas dérangés par la foule.
Un homme portant une vareuse est attablé au milieu de la salle, un autre,
en manche de chemise, nettoie un verre derrière le comptoir.
Personne d'autre n'est visible.
Le majordome fait entrer le petit groupe avant de désigner l'homme assis
de la main :
"Monsieur s'est installé sur l'île de Perguenac, ce monsieur va nous
conduire là-bas sur son bateau."
"Ah non..."
"Pardon ?"
Le domestique semble choqué par ce refus, mais l'homme ne lève même pas le
nez de son verre :
"La mer est démontée ! Moi je ne veux pas mourir... on partira demain
matin... si ça s'est calmé !"
Ce nouveau contretemps déclenche un silence dans la pièce, dont
l'aubergiste profite :
"De toute façon, faut pas y aller sur l'île de Perguenac ! Avant, les
habitants étaient des naufrageurs... Maintenant, les âmes des marins
trompés viennent se venger ! Cette île est hantée !"
Margaret porte la main à son cœur et déclame :
"Ô morne vallée, frappée par les flots,
Loin des belles images et heureux idéaux,
Délivrez-nous enfin de cette souffrance,
Libérez-nous de ces durs fromages rances !
Cloche qui sonne sur les énormes vagues..."
Elle est interrompue par Phêdre-Bertille, qui interpelle l'aubergiste :
"Vous serez aimable de rentrer nos malles."
L'homme s'exécute de mauvaise grâce.
Il ouvre la porte, et jette directement les bagages à l'intérieur pour
limiter les allers-retours.
Outre l'entrée d'une bourrasque froide et humide, qui fait voler longues
chevelures, écharpes et feuillets, c'est aussi une épreuve pour les
paquetages, l'un d'entre eux y perdant une poignée.
En rentrant, le tenancier remarque enfin l'odeur de fromage qui imprègne
les vêtements des jeunes femmes :
"Ca sent bizarre ou c'est moi ?"
"C'est vous..."
Les yeux injectés de colère, l'aubergiste se tourne brusquement vers le
notaire, qui a osé lui répondre :
"Tu dis que je pue ?"
"Non... mais vous avez fait un effort... il est normal de suer..."
L'homme lutte visiblement pour ne pas devenir violent :
"Je vais m'occuper du repas, sinon je vais m’énerver !"
"Quel est le menu ?"
Cette fois, c'est Phêdre-Bertille qui a pris la parole, mais il lui répond
sans chercher à cacher son énervement :
"De la soupe."
"De la soupe à quoi ?"
"Ca dépend des restes."
"Et aujourd'hui ?"
Comprenant qu'il ne se débarrassera pas facilement de cette cliente, il se
tourne vers une porte qui doit donner sur la cuisine :
"Maman, y a quoi dans la soupe ce soir."
Une voix féminine, bien qu'un peu rauque, lui répond :
"Ce qui reste."
"Et y a quoi comme restes ?"
"Des patates... des poireaux... un peu de poisson..."
Elle énumère encore quelques ingrédients et, la curiosité de son
encombrante visiteuse semblant satisfaite, l'homme se dirige vers
l'escalier pour montrer sa chambre à chacun. Il y en a trois. Margaret est
logée avec son chaperon, les deux autres femmes se retrouvent ensemble,
logiquement, et les deux hommes partagent la dernière...
Le majordome, dont personne ne se soucie, se retrouve dans un réduit, où
il peut au moins bénéficier d'un peu de silence.
Tandis que tout le monde se sèche et se change, Béléser rattrape
rapidement le propriétaire des lieux dans l'escalier :
"Voyez-vous, ma malle n'a pas suivi... et je me retrouve sans affaires de
rechange... Je suis un peu gêné de vous demander cela, mais auriez-vous
quelque frusque a me prêter ?"
"Des vêtements, j'ai que ceux-là, et mon habit du dimanche. Mais c'est
personnel. Sinon, y a un sans-abri qui venait parfois quémander les restes
et dormir dans l'écurie. Il est mort y a pas longtemps et j'ai gardé ses
hardes... il ne faut pas gâcher. Si ça peut vous aider, au moins, ils sont
secs."
Avec de l'argent, il aurait sans doute été possible de convaincre l'homme
de lui céder ses habits du dimanche... mais de l'argent, Béléser n'en a
pas... il est déjà heureux que le majordome ait accepté de payer la moitié
des fromages, sinon la visite chez le fermier aurait pu mal se terminer...
Il accepte donc l'offre, à contre-cœur.
Le repas en lui-même, n'est pas mémorable.
La soupe a un goût indéfinissable, mais elle est mangeable.
Le dessert est constitué d'une faisselle agrémentée de sel et de poivre...
sans doute une coutume locale...
Mais trois choses sortent suffisamment de l’ordinaire pour marquer les
esprits.
Tout d'abord, la tenue du cousin...
Personne ne fait de remarque, mais suffisamment de regards entendus sont
échangés pour mettre particulièrement mal à l'aise la personne concernée.
Ensuite, le capitaine tire sa chaise près de leur table :
"Vous savez, il ne faut pas croire l'aubergiste... Les fantômes, c'est une
légende... des contrebandiers utilisaient l'île pour leurs trafiques... ce
sont eux qui ont fait courir ces rumeurs pour être tranquille. On m'a même
dit qu'ils avaient creusé un tunnel jusqu'au continent pour passer leurs
marchandises. Dans tous les cas, que le manoir ait été payé par des
naufrageurs ou des contrebandiers, c'est pas joli, joli..."
Le majordome est outré :
"Monsieur de la Brouque a racheté ce manoir il y a quatre ans, mais il n'a
rien à voir avec toutes ces histoires !"
"Oui, oui... n'empêche que pour aller se perdre sur cet îlot inhospitalier
il faut être un peu fou... ou avoir quelque chose à cacher !"
"Rhô !"
Le domestique tremble, mais n'est pas en mesure de faire grand-chose...
Autour de la table, les invités observent la scène sans réagir : leur ami,
cousin, aimé, se fait insulter... mais les paroles de ce marin alcoolique
ont-elles le moindre poids ?
Il est certains silences qui ressemblent au mépris, et l'impudent
s'éloigne, insensible à la désapprobation muette.
Comme s'il ne s'était rien passé, Phêdre-Bertille relance la conversation
sans transition :
"Solphène... savez-vous pourquoi monsieur De la Brouque nous a demandé de
venir ?"
"Il ne me l'a pas dit. Mais je ne pense pas qu'il s'agisse d'une réception
mondaine."
"Qu'est-ce qui vous faire dire cela ?"
"Je supervise la liste des achats. Et il n'a pas commandé de petits
fours."
"Mais... c'est un problème de budget ?"
"Oh non, Monsieur n'est pas désargenté, il est juste un peu solitaire."
Margaret intervient :
"Il lit ? Il doit avoir plein de livres..."
"La bibliothèque de Monsieur est magnifique, mais il emploie surtout son
temps à écrire."
"Il écrit quoi ?"
"De la poésie."
L'échange en reste là.
La troisième fausse note arrive à la fin du repas, quand une idée
saugrenue passe par la tête de Godfried-Caligula :
"Solphène ! Est-ce que vous pourriez aller nous chercher un morceau du
fromage qui se trouve dans la carriole ?"
Le majordome blêmit puis se lève.
Lorsqu'il revient, c'est trempé, et blafard :
"L'odeur dans la carriole est un peu forte..."
Les méfaits de la pluie empêchent d'en être sûr, mais il est possible
qu'il pleure un peu...
Le morceau qu'il a rapporté n'est pas imposant, mais les convives le
sentent avant de le voir et, si le goût n'est pas mauvais, il est
particulièrement fort.
Ils regagnent leurs chambres, mais la nuit est agitée.
Le bruit du vent, qui siffle sous les portes et fait claquer les volets,
le fracas de la pluie sur le toit, les mouvements incessants des
compagnons de chambre qui se tournent et se retournent, les draps
humides... Tout semble se liguer pour les empêcher de trouver le repos !
Seuls Phêdre-Bertille et le notaire arrivent à dormir.
Pour les autres, le lever du jour n'est que la fin du calvaire... en
particulier pour Cunégonde, qui, en plus, a été malade.
Les vêtements de voyage ont eu le temps de sécher devant la cheminée, et
l'orage s'est calmé.
Le matin est gris, il bruine, mais ils pourront prendre la mer.
Ils descendent sur le port et découvrent le bateau de pêche, qui va
constituer la dernière étape de leur voyage.
Le capitaine les regarde arriver sans les saluer, le visage fermé.
L'embarcation tangue et sent le poisson, ne présageant rien de bon pour la
suite.
Accessoirement, une simple planche de bois sert de passerelle pour monter
à bord...
Godfried-Caligula passe le premier et tend la main, pour aider ces
dames... même si ses petits bras ne sont guère d'un grand secours...
Heureusement, tout le monde parvient à franchir l’obstacle, même si
Phêdre-Bertille manque de glisser.
Le majordome a négocié l'embarquement des malles par l'hôtelier, en
échange des deux caisses de fromages.
Deux hommes d'équipage hissent les voiles, et les passagers observent la
terre qui s'éloigne.
Comme ils l'appréhendaient, la traversée est très éprouvante.
Heureusement, le petit-déjeuner était léger : il leur était proposé du
pain et du fromage, mais les voyageuses ont opté pour... une pomme
chacune.
Les estomacs laissent donc leurs propriétaires à peu près tranquilles...
Ils doivent quand même subir la bruine froide, qui imprègne rapidement
leurs vêtements de ville et les glace jusqu'aux os... mais aussi les
embruns, emportés par les vents, et même la houle, de plus en plus forte.
L'esquif monte et descend, percutant frontalement de fortes vagues, et les
paquets d'eau qui balayent le pont permettent à l'eau salée de remplacer
peu à peu l'eau douce dans les habits imbibés...
‘Bébé’ s'éponge tant bien que mal avec ses partitions, ignorant les traces
d'encre qu'elles lui laissent sur le visage.
Malgré la pluie qui alourdie tout, la violence des bourrasques emporte les
textes du chanteur amateur, et les poésies de Margaret, fait voler la
chevelure de Phêdre-Bertille, et l'écharpe de Cassandre... mais aussi le
pan de chemise de Godfried-Caligula, qui dépasse toujours par sa
braguette, perpétuellement ouverte...
A mi-chemin, sans doute vexée d'être ridiculisée par l'eau de mer, la
pluie s'intensifie.
Quand ils arrivent en vue de l'île, l'orage est déjà violent.
Balayée par les vents, assaillie de vagues gigantesques qui viennent se
briser sur ses rochers, leur destination apparaît comme une vision de
l'enfer... en plus humide.
Ils distinguent les ruines d'un château à la pointe de l'île, un petit
promontoire, juste derrière, surmontée d'une grande croix qui doit être
visible de la côte, par temps clair... Le manoir leur fait face, au
milieu, dans le sens de la longueur... A l'arrière, ils aperçoivent une
petite maison.
Acte 2 Perguenac
L'embarcation est amarrée tant bien que mal à un petit ponton, et les
marins jettent les malles sur le débarcadère.
Le capitaine a fort à faire pour garder le contrôle de son bateau dans ce
début de tempête et leur hurle de son poste :
"Je vous laisse là ! Je ne suis même pas sûr de pouvoir regagner la côte
!"
Dégoulinant d'eau, les passagers tentent de faire bonne figure, et se
tournent vers l'imposante bâtisse.
Margaret doit crier pour se faire entendre :
"Cunégonde, vous tirerez les malles à l'abri des grosses vagues... il ne
faudrait pas qu'elles soient emportées."
Personne ne lui prête assistance, ils marchent tous, pliés pour lutter
contre le vent, vers le but de leur périple.
Enfin, ils grimpent quelques marches, et Sophrène sonne une lourde cloche
: ils sont arrivés.
La porte s'ouvre sur un large hall bien éclairé et, lorsqu'ils sont tous
entrés, le majordome leur désigne de la main les deux personnes qui les
attendent :
"Je vous présente Gentiane, notre gouvernante, et Michalette, notre
cuisinière."
La première est une femme stricte, portant un chignon gris et des petites
lunettes. Si ses traits sont très fins, elle a un air revêche, et une voix
un peu grave :
"Bienvenue à Perguenac."
Godfried-Caligula tique... il a la sensation que la gouvernante essaie de
grossir sa voix, sans doute pour avoir l'air plus sérieuse...
La seconde, en revanche, est une force de la nature, trapue, mais plus
musclée que grosse. Sans soucis du protocole, elle sort du rang et
commence à enlever les manteaux mouillés des invités pour leur mettre des
serviettes sèches sur les épaules :
" Monsieur Solphène, on va pas rester deux heures à faire les
présentations ! Vous voyez bien qu'ils sont trempés !"
Elle attrape deux des visiteurs par le bras, et les tire vers une porte
située à gauche :
"Venez déjà vous mettre devant le feu, on verra la suite plus tard."
Le majordome est choqué, la gouvernante a l'air mécontente, mais la
cuisinière est une tornade inarrêtable et elle porte presque les invités à
travers une longue salle à manger, puis un fumoir confortable, pour
arriver dans une bibliothèque où un feu réconfortant brûle devant un
canapé.
Elle leur propose un café, et Margaret en profite pour lui demander
d'aller chercher les malles.
Michalette est particulièrement efficace.
Elle revient rapidement avec le café, qui devait attendre, au chaud, dans
la cuisine, puis repart pour s'occuper des bagages.
La fatigue s'abat sur les voyageurs.
Malgré les murs épais, ils entendent le tonnerre gronder presque sans
discontinuer : dehors, l'orage se déchaîne.
Béléser sort de sa torpeur :
"Solphène, mon cousin a été mis au courant de notre arrivée ?"
"J'ai frappé à sa porte, il ne devrait pas tarder."
La voix forte de la cuisinière les fait sursauter :
"Tant mieux ! Les malles sont dans le hall, je vais vous montrer vos
chambres, ainsi vous pourrez vous changer avant de rencontrer Monsieur."
Il est difficile de quitter les fauteuils moelleux, mais l'idée de porter
des vêtements secs est une motivation suffisante.
Près de l'entrée, avec leurs bagages, ils retrouvent Cunégonde, épuisée.
Les invités disposent de trois chambres : une à deux lits, une avec un lit
double, et une plus petite, avec un seul lit.
Chacune des voyageuses désire bénéficier d'un peu d'intimité et, si elles
se disputent la troisième, elles assignent d'office le lit double aux deux
mâles...
Le notaire commence à installer ses affaires, mais Bébé parle à l'oreille
du domestique :
"Il n'y aurait pas une autre pièce où..."
"Je pourrais vous installer un lit dans la salle de musique."
"La salle de musique ? Mais c'est parfait pour moi !"
Pendant que les domestiques s'affairent, Cassandre et Phêdre-Bertille
regardent d'un œil mauvais Godfried-Caligula, qui se retrouve avec un lit
double pour lui tout seul... quand un demi-matelas lui suffirait
largement...
Elles abandonnent finalement, à contre-cœur, la petite chambre à Margaret.
Cunegonde sera logée dans les quartiers des domestiques.
A l'étage, les chambres se trouvent sur le côté gauche. A droite, se
trouve la salle de musique, puis les quartiers du propriétaire.
Au centre, l'escalier, et une vaste salle de bain.
Pendant que tout le monde se prépare, les éclairs et les coups de tonnerre
se succèdent : l'univers entier semble décidé à noyer ce caillou perdu
dans l'océan.
Tout cela prend du temps et, lorsqu'ils redescendent, les uns après les
autres, la gouvernante les installe dans la salle à manger : il est
l'heure du déjeuner.
La table fait pratiquement la longueur de la pièce, et ils n'en utilisent
qu'un petit tiers. Il doit être possible d'organiser des banquets
fastueux.
Béléser ayant 'perdu ses malles', Solphène lui a trouvé un costume. Il a
rarement eu l'air aussi élégant.
Margaret fait remarquer qu'ils sont justes ce qu'il faut pour alterner un
homme et une femme, puis réexplique le génie du grand couturier Worth, qui
lui permet de combiner les différentes pièces d'habillement pour changer
de tenue à chaque occasion et avoir toujours la toilette idéale.
En face d'elle Cassandre se contente de sourire en observant la silhouette
de la jeune femme...
Lorsque Solphène réapparaît, il semble inquiet :
"J'ai encore frappé à la porte de Monsieur, mais il ne répond pas..."
Margaret se tourne vers son voisin :
"Monsieur de Sespoir Monte Carlo, vous êtes son cousin... vous devriez y
aller."
'Bébé' s'exécute, et, à son tour, il va taper sur la lourde porte de bois.
Il appelle, tente d'appuyer sur la poignée... mais le battant ne bouge
pas.
Il redescend, et manque de bousculer le notaire, qui vient aux nouvelles.
En apprenant ce nouvel échec, Godfried-Caligula grimace :
"Il a peut-être fait un malaise... Solphène, vous avez un passe ?"
Le majordome, qui dissimule tant bien que mal qu'il commence à paniquer,
répond par la négative.
"C'est déjà arrivé par le passé ?"
"Non... je ne comprends pas..."
"Il faut défoncer la porte !"
Tout le monde s'est réuni sur le palier du premier, devant la porte.
Phêdre-Bertille observe les trois hommes présents, puis se tourne vers la
cuisinière, qui hoche la tête :
"Je vais chercher les outils de Papa !"
"Votre père laisse ses outils ici ?"
"Il y a des fermiers dans la petit maison au bout de l'île. Ils
s'appellent Papa et Maman... Papa fait des petits travaux ici... alors il
laisse ses outils."
Elle s'éclipse, et revient rapidement avec un marteau et un burin.
"Il est peut-être possible de crocheter la serrure... comme dans les
romans d'aventure..."
Personne ne relève la proposition de Phêdre-Bertille.
Tout le monde s'écarte et Michalette pose le burin au niveau de la serrure
: en deux gros coups de marteau, elle fait éclater le bois autour de la
serrure, et le battant s'entrouvre.
Ils entrent dans le cabinet de travail du propriétaire.
Sur leur gauche, une porte ouverte donne sur la chambre : Hugues-Marie de
la Brouque est étendu sur le tapis de sa chambre.
Un pistolet de duel se trouve sur le sol à côté de sa main droite... et la
moitié de son crâne n'est plus qu'une pulpe rougeâtre...
Le notaire est pris d'un haut le cœur et se précipite vers un plateau aux
bords relevés, qui doit servir pour la toilette.
Il se penche pour vomir, mais Phêdre-Bertille a eu la même idée, et ils se
heurtent violemment la tête.
Margaret s'évanouit et tombe lourdement au sol. Restée en retrait,
Cassandre perd connaissance également, mais conserve assez de contrôle sur
ses membres pour choir avec grâce.
La cuisinière ranime les deux femmes avec une finesse qui rappelle sa
façon d'ouvrir les portes : une gifle chacune, administrée avec une main
de la taille d'un battoir.
Elles reprennent leurs esprits juste à temps pour entendre Béléser
s'exclamer les yeux au ciel :
"Mon cousin est mort !"
Cette déclaration, ramène immédiatement Margaret à la triste réalité des
faits :
"Mon grand amour est mort !"
Elle tombe de nouveau dans les pommes et, cette fois, il faut une double
dose du traitement miracle de Michalette pour lui faire rouvrir les yeux.
Pendant ce temps, les autres ont observé les lieux.
La chambre a sa propre salle de bain, et la seule sortie donne sur le
bureau.
Il faut donc forcément passer par le cabinet de travail pour arriver
jusqu'ici.
Autour d'eux, tout est parfaitement rangé et le corps sanglant à leurs
pieds semble parfaitement incongru... presque irréel.
Ils repassent dans le bureau et, sur la table, aperçoivent une feuille
tâchée : l'encrier s'est renversé et a recouvert la fin du texte.
La cuisinière se penche avec curiosité, mais se relève immédiatement avec
un grand sourire :
"Je suis bête, je sais pas lire..."
'Bébé' fait le tour pour se placer dans le bon sens et déclame plus qu'il
ne lit :
"Partout où je regarde, je ne vois que son ombre
J'aimerais être normal, ignorer ses soupirs.
La vie est une bâtarde, et lentement je sombre
La fuir me fait si mal, la toucher serait pire !
Elle me suit, elle me traque, et moi je perds le nord,
Elle me trouve et je craque. Au revoir,"
Le dernier vers est incomplet...
Phêdre-Bertille réfléchit :
"'Remords' ?"
La gouvernante fronce les sourcils :
"'C'est la mort'... ou 'Côtes d'Armor'..."
Margaret s'empare du feuillet et le place devant la lampe :
"On peut lire à travers... enfin... à peu près... ça commence par
'Ali'..."
Cassandre s'avance :
"Aliénor ?"
Le notaire sursaute :
"Aliénor ? Mais c'est sa sœur ! On sait qui était son chagrin d'amour ?"
Margaret soupire :
"Personne ne le sait..."
Cassandre est devenue mutique. Depuis près de cinq ans elle a perdu la
trace d'Aliénor, et en recevant la lettre d'Hugues-Marie, elle avait
repris espoir... Car elle l'aime... à la folie... Et elle ne peut le dire
à personne...
Mais pourquoi ce prénom, sur ce poème ?
Phêdre-Bertille récupère le papier et frotte légèrement avec un crayon a
mine de plomb... sans succès... elle se tourne vers Margaret :
"Aliénor... ce n'est pas votre prénom ?"
"Margaret Concupiscence Mignonette Richeza de la Salle..."
Le papier passe de main en main et un consensus se fait : le mot manquant
est bien 'Aliénor' !
Etant ce qui se rapproche le plus d'un représentant de la loi, le notaire
prend les choses en main :
"Il y a le téléphone ici ?"
Le majordome s'incline en répondant :
"Non Monsieur, il n'existe aucun moyen de contacter la côte."
"Alors rien de doit bouger avant l'arrivée de la maréchaussée ! Et il faut
dessiner à la craie autour du corps."
La cuisinière se gratte la tête avec un air embêté :
"C'est que de la craie, moi j'en ai pas... ça irait du charbon de bois ?"
Godfried-Caligula acquiesce et observe autour de lui avec un regard
inquisiteur, mais Michalette claque des mains, faisant sursauter tout le
monde :
"Bon... ben c'est très triste... mais on va pas se laisser mourir de faim
!"
Elle fait sortir tout le monde, avec des mouvements rappelant vaguement
ceux d'un chien de berger, mais le notaire prend le temps de récupérer la
clef de la chambre, sur la serrure, à l'intérieur de la pièce. Il
l'utilise pour rendre inaccessible les lieux du malheur.
C'est en silence que le petit groupe arrive en haut de l'escalier...
silence que Margaret rompt brusquement :
"Je ne veux plus vivre s'il n'est plus là !"
Elle parle d'une voix forte en se laissant tomber en avant... et roule
jusqu'en bas des marches.
'Bébé' semble le plus surpris :
"Il n'est pas nécessaire de se précipiter, le repas n'est pas encore
servi..."
Cunégonde s'élance pour l'aider à se relever, mais la jeune femme n'a que
quelques bleus et bosses...
Cassandre la contemple du palier :
"Heureusement que... 'le tapis’ a amorti la chute..."
Phêdre-Bertille sourit en observant la morphologie de la blessée.
D'une main, Michalette soulève la jeune femme, pourtant plantureuse, et va
l’asseoir à table, avant de disparaître dans sa cuisine.
Ignorant l'incident, tout le monde s'installe, et une odeur chaude et
réconfortante se répand : la domestique est déjà de retour avec une potée,
qui devait mijoter sur le poêle.
Elle sert copieusement et le silence s'installe un instant.
Force est de constater qu'elle avait raison : le voyage a été long et
éprouvant... cette nourriture assez basique, mais chaude et roborative
leur fait le plus grand bien.
Une fois repu, le notaire écarte son assiette et sort un crayon avant de
se tourner vers Margaret :
"Alors... Monsieur De Sespoir Monte Carlo est le cousin germain du
défunt... il n'y a pas de descendant connu... C'était qui pour vous ?"
"Mon grand amour... mais il ne m'aimait pas."
'Bébé' intervient :
"Vous voulez dire que ce n'était pas réciproque ?"
Elle approuve de la tête, mais Godfried-Caligula reste le nez dans son
cahier :
"Donc, je note... une amie de la famille..."
A une question de Cassandre, le cousin germain précise que sa mère est la
sœur de la mère d'Hughes-Marie.
Si elle ne dit rien, le regard de Margaret est suffisamment clair : elle
soupçonne le cousin désargenté d'être impliqué, de près ou de loin, dans
la mort de son bien-aimé.
Le notaire poursuit :
"D'après mes informations, le frère n'est plus de ce monde... Mais
quelqu'un sait quelque chose sur le reste de la fratrie ?"
Cassandre fait la moue :
"A ma connaissance, il a un frère aîné, celui qui est décédé, et une jeune
sœur, qui est entrée au couvent... Je n'ai pas de nouvelle d'elle depuis
quatre ou cinq ans..."
"Elle aurait pu sortir du couvent..."
Phêdre-Bertille repose lentement ses couverts :
"Ou, peut-être, que le frère n'est pas mort..."
Un silence suit sa déclaration, et Mademoiselle De la Beltrague-Concut
joint les mains, satisfaite de son petit effet.
"Quelqu'un prendra du café ?"
Michalette est entrée avec un récipient fumant à la main.
Elle commence le service, mais le notaire écarquille les yeux :
"L'odeur du café... là-haut, ça sentait le café et il y avait une tasse
sur la table de chevet !"
Il se lève et le petit groupe le suit, à l'exception de Margaret.
Tout en marchant, Phêdre-Bertille se tourne vers le majordome :
"Le défunt a reçu du courrier récemment ? Quelque chose qui aurait pu
l'affecter ?"
"Du courrier ? Non, pas particulièrement. Peu de gens savaient que nous
étions ici."
"Et il était déprimé dernièrement ?"
"Monsieur était très perturbé... c'est pour cela qu'il s'était retiré
ici... Mais, avec le temps, son humeur s'améliorait, et il semblait
apaisé. Ce n'est que très récemment qu'il a recommencé à se montrer plus
agité."
Béléser prend un air ennuyé :
"S'il s'agit d'un suicide, il y aura des conséquences... il ne pourra pas
recevoir les derniers sacrements, ni être enterré en terre consacrée..."
Le notaire sort la clef de la chambre de sa poche, et entre en reniflant
profondément.
Il reste bien une vague odeur de café froid... mais pas de tasse en vue :
"Je suis sûr de moi ! Il y avait une tasse juste ici !"
Le cousin fronce les sourcils :
"Ca m'étonne d'Hugues-Marie... il était extrêmement maniaque... il
n'aurait jamais laissé traîner une tasse... D'ailleurs, il suffit de
regarder sa chambre."
Effectivement, le lit est parfaitement fait, les deux chaussons sont
proprement alignés à son pied, le pyjama bien plié sous l'oreiller... et
aucune autre affaire n'est visible : tout est dans les placards.
Dans la salle à manger, Margaret pleurniche.
Soudain, elle se lève :
"Ô désespoir, ô douleur infinie,
Je ne peux plus vivre, maintenant qu'il est parti !
Comme cet îlot qui gît, battu par les flots,
Je me morfonds..."
Incapable de terminer son poème, par ailleurs assez peu réglementaire, la
jeune femme sort de la pièce, et franchit, la grande porte, suivie par sa
duègne, affolée.
A peine sont-elles sorties, que Mademoiselle de Saxe Cobourg et Gotha
descend le grand escalier. Elle se rend aux cuisines pour interroger
Michalette sur la tasse.
La brave femme semble gênée :
"Dame... je l'ai vu qui traînait, je l'ai lavée et rangée..."
"C'est vous qui l'aviez amené ?"
"Oui, quand je vous ai servi le café pour vous réchauffer, j'en ai monté
une tasse à Monsieur..."
"Il vous a ouvert ?"
"Bien sûr."
"Donc vous l'avez vu à ce moment-là !"
"Ben oui..."
Cassandre a l'impression que son interlocutrice est plutôt mal à l'aise,
ce qui n'est pas dans son tempérament, mais elle a déjà appris quelque
chose d'essentiel... et ne tient pas à confronter seule quelqu'un capable
de la soulever d'une main...
Elle change donc de sujet :
"En tout cas, je voulais vous complimenter... votre potée était
délicieuse..."
En entendant ces mots, Michalette se rengorge :
"Ah... c'est une recette de ma maman. Je lui dirais, ça lui fera
plaisir... je vais tous les dimanches sur sa tombe."
Cette fois, c'est la visiteuse qui est mal à l'aise, et qui prend congé.
A l'extérieur, la tempête bat son plein.
La désespérée est aveuglée par la pluie, déséquilibrée par le vent, et
cherche une falaise pour se précipiter dans la mer déchaînée. Derrière
elle, Cunégonde, dont les appels se perdent dans le fracas des éléments,
tente sans succès de rattraper sa maîtresse... et la perd de vue.
Ignorants le drame qui se joue au dehors, les apprentis détectives
poursuivent leurs recherches.
Béléser s'occupe de la table du bureau et ouvre les tiroirs, eux aussi
parfaitement rangés :
"A première vue, il ne rangeait ici que sa poésie. C'est étonnant car tout
est rigoureusement à sa place, mais ses vers sont particulièrement
enflammés... comme si cet ordre extérieur servait à contenir un feu
intérieur... et il y en a beaucoup... Il voulait peut-être écrire un
recueil."
Phêdre-Bertille reste dans la chambre, et ouvre la table de chevet : une
bible, une boîte d'allumettes, et quelques bougies de rechange... toutes
de la même taille, et parfaitement alignées...
Le livre religieux ne contient pas de marque page, ni de 'cassure', qui
indiquerait qu'il est toujours ouvert au même endroit.
Elle soupire :
"Je sais que c'est choquant... même à dire... mais il va falloir fouiller
le corps..."
Godfried-Caligula se rapproche : c'est le moment de prendre ses
responsabilités.
Il s'agenouille et parcourt les poches du défunt.
Il ne va pas plus loin : il ne veut pas faire bouger le corps, ni lui
manquer de respect... mais il ne trouve rien.
Michalette lui a donné un morceau de charbon et, revenant à son idée
première, il tente de tracer le contour du cadavre. Malheureusement, le
tapis est trop foncé et ne marque pas... il abandonne rapidement.
Cassandre revient sur ces entre-faits, et conseille d'utiliser de la
farine...
Mais, de toute façon, tant que le corps n'est pas déplacé, l'exercice
présente peu d'intérêt...
A l'extérieur, Margaret erre pendant quelques minutes qui lui paraissent
une éternité. Buttant sur les cailloux, et manquant de se tordre la
cheville à chaque pas...
Assourdie par le vent, aveuglée par la pluie, elle devine plus qu'elle ne
voit le bord de la falaise.
Plus de dix mètres en contrebas, elle distingue le tumulte des vagues
furieuses qui s'écrasent sur les récifs :
"Hughes-Marie..."
Elle crie et se laisse tomber en avant... pour s'écraser sur un rocher
trois mètres plus bas...
Au-dessus d'elle, elle perçoit la voix de Cunégonde qui l'appelle, guidée
par son hurlement, puis perd connaissance.
Dans le bureau, Béléser appelle ses camarades :
"C'était prévisible, mais ses papiers administratifs sont rangés avec une
rigueur qui confine à l'obsession... et il y a une pochette notée
'dernières volontés'... avec une lettre cachetée à l'intérieur !"
Ils se regroupent, les yeux rivés sur cette grande enveloppe qui, elle
aussi, porte la mention 'dernières volontés', d'une belle écriture
manuscrite.
Pendant qu'ils hésitent, Mademoiselle De Saxe Cobourg et Gotha raconte ce
qu'elle a appris de la cuisinière.
Au rez-de-chaussée, un cri retenti :
"Mademoiselle s'est encore blessée !"
"Encore ?"
Phêdre-Bertille et Béléser ont réagi en même temps.
Le groupe descend l'escalier, et trouve Cunégonde trempée, et complètement
affolée :
"Elle est tombée de la falaise !"
Les domestiques aussi ont accourus, et Michalette prend les choses en main
:
"Je vais chercher Papa, il a une échelle."
Elle enfile un vêtement de pluie et sort, en prenant la duègne par le
bras, pour qu'elle la guide.
Dès que la porte s'est refermée, le notaire ressort leur découverte :
"Il faut que deux personnes restent en permanence avec moi, tant que je
n'ai pas ouvert cette enveloppe !"
Phêdre-Bertille et Béléser se proposent aussitôt, Cassandre est plus
circonspecte :
"Vous n'allez rien faire en attendant ?"
"En attendant, nous pouvons parler d'Aliénor."
"Ca m’intéresse ! Qu'avez-vous à dire sur elle ?"
"Rien... mais il va falloir gérer l'héritage... Il va falloir retrouver sa
charmante sœur pour lui donner sa part."
Le majordome va préparer le thé, il ne s'est pas porté volontaire pour
sortir, et ils s'installent dans la salle à manger pour patienter.
Godfried-Caligula cherche ses mots :
"Mademoiselle De la..."
"De la Beltrague-Concut."
"C'est cela... J'ai cru comprendre que votre mère connaissait bien celle
du défunt... Elle a gardé le contact avec la famille ?"
"Elle est décédée."
Un peu gêné, le notaire se replonge dans sa tasse.
Du coin de l’œil, il cherche sans succès la gouvernante : autant le
majordome est facilement repérable, autant la femme austère est
discrète... mais ne semble jamais loin...
Ils dégustent lentement le chaud breuvage, et restent pratiquement
silencieux, jusqu'au retour des sauveteurs.
Avec leur arrivée, c'est le bruit et le chaos qui réintègrent la grande
bâtisse.
Michalette porte Margaret dans ses bras puissants, Cunégonde n'est plus
qu'une éponge humaine, et semble épuisée. Elle est soutenue par l'homme
qui les accompagne.
Ce dernier affiche un sourire étrange sur le visage, et la cuisinière le
présente au petit groupe, venu aux nouvelles :
"Lui, c'est Papa !"
Le nouveau venu acquiesce et émet un borborygme peu clair.
"Ne faîtes pas attention, il a pris la foudre."
"Ah..."
"Deux fois."
"Oh..."
L'assistance a réagi avec un bel ensemble et observe 'Papa' avec un
mélange de pitié et de curiosité.
Mais le point central de leur attention, reste Margaret.
Heureusement Michalette les rassure :
"La petite dame est tombée de la falaise, mais elle a eu de la chance...
un rocher qui dépassait a stoppé sa chute ! Elle est choquée, mais elle va
s'en sortir !"
La jeune femme a repris connaissance et murmure en tentant de prendre une
voix ferme :
"J'ai été prise d'un malaise..."
Personne ne fait de commentaire et Godfried-Caligula se penche vers elle :
"Nous avons trouvé le testament d'Hugues-Marie de la Brouque. Nous
l'ouvrirons lorsque vous redescendrez."
La cuisinière la porte dans sa chambre, tandis que Papa repart, non sans
avoir gauchement salué en soulevant un vieux chapeau détrempé.
Au rez-de-chaussée, le calme revient et le petit groupe se dirige vers la
bibliothèque.
Cassandre réfléchit à haute voix :
"Normalement, les pistolets de duel vont par deux..."
Phêdre-Bertille fronce les sourcils :
"Les duels ne sont pas interdits en France ?"
'Bébé' sourit :
"Mais nous ne sommes pas en France... nous sommes en Bretagne..."
Alors qu'ils traversent le fumoir, Cassandre s'arrête : sur une table dans
un coin, une boîte a attiré son attention.
Sous le regard curieux de ses compagnons, elle va l'examiner :
"C'est dans ce genre de coffret qu'on rage des pistolets de duel... Mais
il est fermé à clef... Il serait peut-être possible de l'ouvrir avec un
coupe-papier."
"J'ai une épingle à chapeau..."
La proposition de Phêdre-Bertille est acceptée et, sans soucis de l'image
qu'elle renvoie, Cassandre commence à triturer la serrure avec la pointe
métallique.
Les cliquetis se succèdent, jusqu'à ce que le couvercle se soulève !
Elle se relève, fière de son exploit... mais dans les regards autour
d'elle elle lit plus de suspicion que d'admiration...
La boîte finement marquetée contient quelques balles, une poire à poudre,
un pistolet, et l'emplacement, vide, d'un second...
Une courte discussion anime le groupe sur le risque de laisser traîner une
arme dans la maison. Finalement, le notaire conserve sur lui la poire : il
manque déjà un peu de poudre à l'intérieur... de quoi tirer un coup ? Deux
?
Il leur est impossible de le savoir.
Ils vont s'installer dans la bibliothèque, et Godfried-Caligula soupire :
"D'après notre camarade, Hughes-Marie n'aurait jamais mis fin à ses jours
de cette façon... ou alors pas à cet endroit... trop salissant... Mais
s'il ne s'agit pas d'un suicide, cela signifie qu'il y a un meurtrier dans
la maison... et, lorsque nous sommes allés nous changer, nous avons tous
été seul, à un moment ou à un autre..."
Sa déclaration est suivi d'un silence lourd, que rompt Cassandre :
"Non... nous étions au même étage, nous aurions entendu la détonation. Le
coup de feu a dû être tiré lorsque le tonnerre s'est déchaîné... et à ce
moment-là, nous étions tous ici même, en train de boire le café !"
Le soulagement général est sensible.
Béléser grimace :
"Cela ne laisse que les domestiques... et encore, le majordome est resté
presque tout le temps avec nous..."
Ils s'interrompent lorsque la porte s'ouvre.
Margaret entre, dignement, drapée dans une robe noire, sur laquelle elle a
ajouté un brassard de la même couleur.
Malgré son maquillage, les séquelles de sa chute restent visibles.
En particulier, la moitié de son visage est tuméfiée.
'Bébé' lui raconte ce qu'elle a raté, et leurs dernières conclusions.
A ces mots les yeux de la jeune femme se rallument :
"Je suis d'accord avec vous... il n'aurait jamais tâché le tapis ! Je
voulais le rejoindre, mais maintenant... je dois rester... pour tuer le
coupable de mes propres mains !"
Cassandre intervient :
"La dernière personne à l'avoir vu est la cuisinière, qui lui a apporté
son café."
Margaret s'enflamme :
"Il faut l'embastiller !"
"Si elle l'avait voulu, elle aurait pu vous jeter de la falaise."
"Il y avait un témoin."
"Un témoin ? Le type qui a pris la foudre ? Sans doute... mais pas
vraiment fiable..."
"En tout cas c'est quelqu'un parmi le personnel de maison... Mais quelle
serait sa motivation ? La vengeance ? L'argent ?"
"Ce qui est sûr, c'est que vous ne devez plus partir toute seule ! Vous
nous avez fait une grande frayeur !"
Phêdre-Bertille sourit :
"Sans compter que cela n'a pas arrangé votre profil."
Le notaire change rapidement de sujet :
"Maintenant que tout le monde est là, je vais pouvoir ouvrir l'enveloppe
contenant les dernières volontés du défunt."
Béléser lève le doigt :
"On appelle le personnel ?"
"Non..."
Au contraire, il se lève pour fermer les portes de la pièce.
Enfin, avec toute la solennité requise, il brise le cachet de cire, et
sort de l'enveloppe... deux feuilles blanches.
Un instant perplexe, il vérifie qu'il ne reste rien au fond de
l'enveloppe, avant de rapprocher les feuillets d'une bougie. il espère
pouvoir lire quelque chose par transparence... ou que la chaleur révèle
une quelconque encre sympathique... mais sans succès...
Soudain, Béléser s'empare d'une des feuilles, glisse ses doigts dessus, et
plisse les yeux :
"Dans son bureau, j'ai remarqué qu'Hugues-Marie utilisait deux types de
papiers différents pour sa poésie et ses documents administratifs... Je
suis formel, ça, c'est celui qu'il utilisait pour coucher ses vers !
Jamais mon cousin ne l'aurait utilisé pour rédiger un testament."
Godfried-Caligula fronce les sourcils :
"Cela veut dire que la personne qui a fait ça avait accès au sceau du
défunt."
Pendant qu'il parle, Margaret demande, par geste, à Béléser d'aller se
placer près de la porte qui donne sur la salle de bal, tandis qu'elle se
rend à la seconde, celle du fumoir.
Ils ouvrent les deux portes en même temps... et le jeune homme se retrouve
face à Gentiane :
"Qu'est-ce que vous faîtes là ?"
"Mon devoir... je me dois de rester à portée de voix, au cas où vous
m'appeliez."
Elle entre, tandis qu'il continue à l'interroger :
"Qu'est-ce que vous pensiez d'Hughes-Marie de la Brouque ?"
"Monsieur était quelqu'un de bien.
"Comment vous le savez ?"
"Ces choses-là se sentent. C'était mon employeur depuis peu, mais c'était
un homme intelligent, bon, et plein de vie."
"Plein de vie ? Qu'est-ce que vous entendez par là ?"
"En sa présence, tout semblait... plus vivant."
"Ces propos sont quelque peu déplacés..."
"Vous me posez une question, je réponds."
"Bien... vous pouvez disposer."
Elle traverse la pièce, pour ressortir par le fumoir.
Ils referment les portes, sans s'apercevoir que Cassandre s'est figée :
elle a reconnu cette voix... c'est sa voix... mais l'âge ne correspond
pas...
Inconsciente de ce trouble, Phêdre-Bertille s’éclaircit doucement la voix
avant de prendre la parole :
"Il y a une question que je me pose... j'ai entendu dire que les parents
d'Hughes-Marie étaient morts dans un accident et qu'un oncle en avait
profité pour les spoiler... les frères ont été obligés de travailler, et
la sœur est entrée au couvent... Lorsqu'il a été assez grand, le frère
aîné a tué l'oncle en duel... ce qui lui a valu d'être envoyé au bagne où
il est mort... et c'est Hughes-Marie, qui a hérité..."
Tout le monde l'écoute religieusement et elle baisse la voix pour conclure
:
"D'où ma question... cet oncle serait-il, par hasard, le père de notre ami
ici présent ?"
Elle se tourne vers Béléser qui se redresse brusquement :
"Mais absolument pas ! Mon père n'est jamais mort en duel ! Et, de toute
façon, nous avons déjà défini que le meurtre avait eu lieu alors que nous
trouvions tous dans cette pièce !"
Margaret a maintenant une flamme dans les yeux :
"Nous devons fouiller les chambres des domestiques ! Cunégonde ! Où se
trouvent-elles ?"
Le chaperon se tenait dans un coin et sursaute : les évènements récents
l'ont profondément marquée, et elle ne suivait pas la conversation,
plongée dans un demi-sommeil.
Le temps de reprendre ses esprits, et elle s'exécute :
"Lorsqu'on entre, les pièces de la maison réservés aux domestiques se
trouvent dans la partie gauche du bâtiment. Au rez-de-chaussée, derrière
la salle à manger, se trouvent la cuisine, puis une grande buanderie, où
se trouvent aussi deux escaliers, l'un descendant à la cave, l'autre
montant au premier. Au-dessus, il y a les chambres, une dizaine, mais
seules quatre sont occupées actuellement. Le majordome et la gouvernante
ont les plus grandes. Les autres sont toutes identiques. Je suis logée à
côté de Michalette. Ah... il y a aussi un escalier qui monte au grenier."
Godfried-Caligula est catégorique : pour fouiller les chambres de
domestiques sans qu'ils puissent dissimuler le testament... ou une
preuve... il faut les attirer dehors :
"Combien y-a-t-il de portes ?"
Cunégonde réfléchit un instant :
"Deux... la grande porte... et la porte de service, qui donne sur la
cuisine... Il doit y avoir une trappe pour descendre le charbon à la
cave... mais elle n'est pas praticable."
Le groupe de conspirateurs se met rapidement d'accord sur un plan de
bataille : dans un premier temps, le notaire occupe la cuisinière, Béléser
occupe le majordome, et Cassandre, avec un certain enthousiasme, se
propose pour occuper la gouvernante.
Pendant ce temps, guidées par la duègne, Margaret et Phêdre-Bertille
s'introduiront dans les quartiers des domestiques, forcément vides. La
première s'y dissimulera, et Cunégonde ameutera la maisonnée, en hurlant
que sa maîtresse a encore fuit dans la tempête. Les invités exigeront que
les domestiques... tous les domestiques... organisent une battue.
Une fois qu'ils seront tous dehors, les portes seront fermées, et la
fouille pourra commencer.
Ce plan est sans faille, et ils se mettent en place.
Béléser n'a aucune difficulté à trouver le majordome, et encore moins à le
faire parler... le problème serait plutôt de le faire taire...
Dans le bureau, le vieil homme, que les derniers évènements ont rendu
nostalgique, se replonge dans de lointains souvenirs... et il était déjà
majordome pour le père du défunt.
Par conséquence, il a connu son interlocuteur pratiquement depuis sa
naissance, et il l'abreuve d'anecdotes, généralement gênantes, que
l’intéressé avait bien souvent oublié... et non sans raisons...
"C'est vrai que les enfants sont cruels... ils se moquaient souvent de
votre pauvre mise..."
"Ah... et la fois ou vous avez mangé une grenouille vivante..."
"Déjà, a l'époque, vous aimiez chanter, mais vous n'avez jamais pu avoir
de maître de musique... et vos efforts pathétiques vous ont valu tellement
de punitions..."
"Vous vous rappelez de la fois où vous avez été tellement malade que vous
avez failli vous noyer dans votre vomi ?"
Il lui parle aussi de tous les membres de sa famille aujourd'hui décédés,
insistant sur la perte immense que cela représente...
Mal à l'aise, Béléser parvient tout de même à placer deux ou trois
questions et à apprendre quelque chose d'intéressant : le domestique se
fait vieux et la gouvernante est là pour l'assister en attendant qu'il
parte à la retraite. Hugues-Marie a agi avec tact et, au lieu de prendre
un majordome plus jeune, qui pousserait l'autre vers la sortie, il a opté
pour une gouvernante, à même de reprendre certaines tâches, tout en
préservant l'égo du vieux et loyal serviteur.
Elle a été recrutée par petite annonce, mais les candidates ne se
bousculaient pas.
"Et mon cousin était-il heureux ?"
"Heureux ? Non... mais il avait retrouvé le calme et l'inspiration... une
certaine paix intérieure... jusqu'à récemment... Depuis quelques jours, il
recommençait à être agité... et il a écrit ces courriers, vous demandant,
à tous, de venir... Cette histoire de courrier me rappelle une chanson que
vous aviez écrite enfant... votre père vous l'avait fait lire au repas,
devant tout le monde, et en avait listé les erreurs de style..."
Ce n'est pas une mission... c'est en pensum !
A l'étage en dessous, le notaire est aussi à la peine, mais pour d'autres
raisons.
"Michalette, je suis venu vous féliciter pour le thé. Il était vraiment
bon."
"Merci monsieur... mais moi j'ai juste fait bouillir de l'eau."
"Certes... mais pourriez-vous me dire de quel thé il s'agissait ?"
"Euh... celui qui est dans la petite boîte en fer."
"C'était un thé noir, un thé vert ?"
"Les feuilles étaient vertes."
"Un Ceylan, un Earl Grey ?"
"Vous voulez dire qu'il y a plusieurs sortes de thé ? Moi je ne sais pas,
c'est Monsieur Solphène, ou Mademoiselle Gentiane qui font la liste des
courses."
"Tout... tout à fait... et vous avez d'autres types d'herbes ici ?"
"Des herbes ? Il y a du thym, du romarin... vous avez des questions
bizarres vous..."
Godfried-Caligula est petit, maigre, et, compte tenu de la stature de son
interlocutrice, il n'aime pas trop la tournure que prend la
conversation...
Il tente de changer de sujet :
"Il y a un potager ici ?"
"Vous êtes vraiment bizarre vous ! Oui, Maman en a un petit, qui nous
fournit quelques légumes. Vous savez quoi ? Vous devriez faire comme la
petite, et aller courir dehors... ça vous ferait du bien de vous aérer un
peu... et, à ce sujet, vous devriez la surveiller, elle va finir par se
faire mal."
La femme a monté la voix et se rapproche en parlant, un couteau de cuisine
à la main.
Elle n'est pas agressive, juste impressionnante, mais le petit notaire bas
en retraite précipitamment, après avoir bafouillé une formule de
politesse.
Pendant ce temps, Cassandre est à la recherche de la gouvernante.
Etonnement, Gentiane, qui prétendait se trouver toujours à portée de voix,
semble avoir disparue.
Lorsqu'elle traverse le fumoir, une intuition attire son attention sur le
coffret contenant les pistolets de duel : il a été déplacé !
Inquiète, elle l'ouvre : le second pistolet a disparu !
Intérieurement, elle bénit le notaire d'avoir conservé la poudre.
Où Gentiane peut-elle se trouver ? Elle doit la trouver, quelques soient
les risques... Elle doit savoir s'il s'agit vraiment d'Aliénor !
Elle se souvient de la description de Cunégonde et décide d'aller explorer
la cave.
Du fumoir, une porte donne sur la buanderie.
Dès qu'elle l'a franchi, elle sent qu'elle est passé dans un autre univers
: les murs sont propres mais il n'y a plus aucune moulure, plus aucune
décoration...
Sur de longs fils, des draps sont en train de sécher.
N'importe qui pourrait se cacher... et un pistolet a disparu.
Même sans poudre c'est une arme dangereuse : elle peut être tenue par le
canon pour fracasser le crane de son adversaire avec la lourde crosse...
Tremblant légèrement, elle avance, jusqu'à découvrir, sur sa droite,
l'escalier qui descend à la cave.
Elle l'emprunte, marche à marche, tandis qu'un léger courant d'air fait
onduler les draps autour d'elle, et soulève doucement son écharpe.
Le sous-sol est sec.
En face d'elle, un tas de charbon, sur sa droite, des provisions...
l'endroit sert visiblement de cellier... et, dans le coin opposé... une
cage...
Les yeux écarquillés, elle progresse lentement, à la lueur d'une bougie.
Dans la grille, elle distingue une porte fermée par un gros cadenas et,
derrière...
Des bouteilles...
Dans cette maison, le vin est mieux protégé que le propriétaire...
Elle soupire et remonte lentement.
Les draps ressemblent à des fantômes dansant doucement dans une
demi-obscurité.
"Catin !"
A peine a-t-elle posé le pied dans la buanderie qu'un cri la fait
sursauter.
Elle se retourne et a juste le temps de sauter de côté pour éviter un coup
de crosse : Gentiane, la perruque de travers et le visage déformé par la
haine vient de tenter de la tuer !
Sans demander son reste, Cassandre part droit devant elle en courant et
fait irruption dans la cuisine, où Michalette coupe des légumes en
marmonnant :
"Il y a un fantôme dans la buanderie !"
La cuisinière soupire :
"Ils sont tous fous..."
Elle prend néanmoins son hachoir et, d'un pas décidé, sort de la pièce.
Aussitôt, Cassandre referme derrière elle, et bloque la porte avec un
petit meuble.
Elle réalise alors que la buanderie a une autre porte.
Elle se précipite pour la fermer, traversant la longue salle à manger...
mais au moment où elle ouvre la porte du fumoir, une porte claque... celle
qui donne sur la bibliothèque !
Gentiane a dû fuir l’arrivé de la cuisinière !
La proie devient chasseur : elle s'élance à la poursuite de son agresseur.
A l'étage au-dessus, Phêdre-Bertille et Margaret sont censées chercher une
cachette... mais pourquoi attendre ?
Les domestiques sont occupés... elles demandent à Cunégonde de leur
indiquer les propriétaires des différentes chambres, et commencent la
fouille.
La chambre du majordome ne prend pas trop de temps : tout est parfaitement
rangé et il est facile de se rendre compte que le vieil homme n'a rien à
cacher.
En revanche, la pièce adjacente contient les affaires de la gouvernante...
Sans hésitation, elles plongent dans les malles. La première s’intéresse
aux écrits et trouve des lettres d'amour enflammées signées Aliénor, et
adressées à Hugues-marie !
La seconde ne met que quelques instants pour contrôler la maigre
garde-robe et sort, du fond d'un coffre, une tenue de nonne.
Elles se regardent sans qu'il soit nécessaire d'en ajouter.
Pendant que Margaret monte au grenier pour se dissimuler, Phêdre-Bertille
redescend pour prévenir ses camarades. Elle croise le notaire, qui monte
en appelant Béléser. Celui-ci saute sur l'occasion pour prendre congé du
majordome et ils se retrouvent tous les trois sur le palier du premier
étage, avec Cunégonde qui fait l’annonce prévue avec une terreur non
feinte : elle n'est pas sûre d'avoir tout compris, mais, si elle a bien
suivi, sa jeune maîtresse est seule, quelque part dans la grande demeure,
avec un assassin en liberté !
Ils donnent l'alarme et le majordome sort du bureau. Michalette met un peu
plus de temps à arriver... un hachoir à la main :
"C'est pas pour vous... c'est pour les fantômes !"
Personne n'ose lui demander d'explication et ils expliquent la situation :
Mademoiselle Richeza de la Salle s'est encore enfuie, et il faut faire une
battue !
La nouvelle déprime profondément Solphène qui ne cherche pas à cacher son
manque total d'enthousiasme à l'idée de sortir dans la tempête.
La cuisinière marmonne quelques paroles incompréhensibles, mais est prête
à partir.
Godfried-Caligula l'arrête :
"Non ! Il faut attendre gentiane !"
Michalette pousse un hurlement :
"Mademoiselle Gentiane !"
Tout le monde a sursauté et la forte femme se tourne vers le notaire :
"Elle n'est pas là."
Béléser l'interrompt :
"Alors il faut la trouver, avant d'aller chercher Mademoiselle Richeza de
la Salle !"
La déclaration est illogique, et commence clairement à énerver la femme au
hachoir :
"Mais on a pas besoin d'elle. Je peux aller chercher Papa et Maman."
Personne ne lui répond : ils ont compris que quelque chose clochait !
Sous leurs pieds, Cassandre a suivi la fuyarde jusqu'à la salle de bal...
puis a traversé un couloir transversal, passant devant deux salles d'eau,
pour revenir dans la salle à manger...
La meurtrière cherche à rejoindre les escaliers !
La meurtrière ? Aliénor ?
Au fond d'elle, Cassandre espère que c'est bien Aliénor... elle veut la
revoir... lui déclarer sa flamme… le reste... elle verra plus tard...
Elle se retrouve dans la buanderie, au milieu des draps... mais un bruit
de pas la rassure : la fugitive ne s'est pas embusquée, elle fuit vers les
étages !
Dans les combles, Margaret découvre un vaste espace obscur. Toute la
longueur de la vieille bâtisse, encombrée de caisses et de malles, avec
une belle couche de poussière sur le sol.
Elle remarque tout de même deux endroits où le bois est plus clair... les
poutres, mais aussi le plancher en dessous... il a dû y avoir des
réparations récemment...
Des bruits de pas... Quelqu'un monte l'escalier.
La jeune femme s'avance sans faire de bruit et se dissimule derrière une
haute malle.
Elle sort précautionneusement la tête, et aperçoit une silhouette.
Une silhouette qui se penche et examine le sol.
Terrifiée, elle réalise que sa robe a balayée la poussière, indiquant
l'endroit où elle se cache !
Mais au même moment, l'inconnue tourne la tête et elle reconnaît la
gouvernante, la perruque de travers : la femme qui a tué son seul amour,
celle qui l'a privée de son bien-aimé alors qu'elle allait le retrouver !
La terreur fait place à une rage inextinguible et elle s'élance en
saisissant la première chose à portée de sa main :
"Catin ! Tu me l'as volé !"
Ce qu'elle a attrapé est un sabre de marine, qui se trouvait sur un
uniforme soigneusement plié.
Elle ne l'a même pas sorti du fourreau, mais elle frappe sa cible à la
tête.
Le choc est violent et celle qu'elle connaissait sous le nom de Gentiane
s'écroule, dévalant tout l'escalier, pour finir aux pieds de Cassandre,
sur le palier d'en dessous.
Attiré par le cri, tous les autres sont arrivés en courant.
Ils voient leur camarade à genoux, la tête de la gouvernante sur les
genoux.
Elle n'a plus de perruque et ses lunettes sont tombées. Elle est blonde,
aux cheveux courts, et son visage fin ne laisse aucun doute sur son âge
véritable.
Cassandre lui caresse la joue :
"Aliénor..."
"Il voulait me fuir..."
"Pourquoi tu voulais partir, mon amour ?"
"Oui, mon amour voulait partir ! Il voulait me fuir ! Encore !"
L'effort est trop violent, et elle rend son dernier souffle, dans les bras
de Cassandre.
Jusqu'à la fin, Aliénor n'aura pas compris qu'elle était aimée...
Et Cassandre a perdu celle qu'elle aimait... à jamais...
Désespérée, elle se redresse, et se précipite dans le couloir.
Béléser et Godfried-Calligula réagissent trop tard, encore sous le choc de
ce qu'ils ont vu... et entendu... mais Phêdre-Bertille tend la jambe et
fait un croche-pied à sa camarade.
La jeune femme voulait mettre fin à ses jours en se défenestrant... elle
finit sur le plancher inégal de l'aile des domestiques, le nez en sang.
Lentement, Béléser monte au grenier :
"Margaret ?"
Il s'avance et frisonne : un courant d'air froid l'a frappé de plein
fouet.
Il avance vers une tabatière, ouverte, et se penche malgré l'orage.
Deux étages plus bas, une silhouette noire se détache parfaitement sur le
gravier blanc.
Après avoir venger l'amour de sa vie, Margaret Concupiscence Mignonette
Richeza de la Salle est partie le rejoindre...
Il se redresse en soupirant, et referme la fenêtre :
"Au moins, elle n'a pas sali le tapis..."
Epilogue
Les enquêteurs amateurs trouvent sur le corps de la gouvernante la clef du
coffret contenant les pistolets, mais aussi le testament, plié. Celui-ci
lègue une forte somme au majordome, un certain pécule à la cuisinière, et
le reste à sa sœur. Le problème c'est qu'il contient aussi une confession
complète : l'attirance réciproque entre le frère et la sœur, la volonté
d'Hughes-Marie d'y résister, la nécessité de fuir la tentation pour ne pas
succomber...
Aliénor a conservé le document pour ce qu'il est à ses yeux : une
déclaration d'amour.
Lorsque la tempête cesse enfin, les autorités sont prévenues et, compte
tenu de l'identité des protagonistes... et des causes iconoclastes des
décès... l'affaire est rapidement étouffée.
La maréchaussée découvre tout de même le fin mot de l'histoire, même si le
rapport est soigneusement enterré.
Lorsque son frère a disparu, Aliénor de la Brouque a tenté de le
retrouver, puis, en désespoir de cause, s'est retirée dans un couvent,
sous le nom de Sœur Léontine-Marie. Jamais elle n'y trouva le repos, et
elle finit par renier ses vœux et s'enfuir, pour reprendre sa traque.
Elle retrouve sa trace et se fait embaucher comme gouvernante : si elle ne
peut pas l'avoir, au moins peut-être le voir, le croiser, vivre sous son
toit...
Malheureusement, le maître des lieux découvre sa véritable identité, et
décide de fuir de nouveau. Comme il a peur de ne pas en avoir la force, ou
de succomber à la scène que lui fera Aliénor, il décide de faire venir
d'anciennes connaissance, et de repartir avec eux.
Il espère qu'en leur présence, elle n'osera pas faire un scandale.
Deux mois auparavant, une tempête a endommagé le toit, les infiltrations
abîmant la chambre de Michalette, mais aussi le mur entre le bureau et la
salle de musique. Aliénor avait profité des travaux pour faire ajouter une
porte dissimulée. Les ouvriers pensaient qu'il s'agissait d'une demande du
propriétaire.
Elle voulait sans doute s'en servir pour observer son aimé dans son
sommeil, ou avoir accès à ses affaires.
Le jour de l'arrivée des invités, Aliénor, qui commençait à se douter de
quelque chose, a dérobé un des pistolets, et a utilisé la porte secrète
pour se rendre dans la chambre d'Hugues-Marie. Là, elle aperçoit le poème
sur le bureau, le voit préparer ses bagages, et comprend qu'elle va le
perdre de nouveau.
Elle voulait sans doute le menacer de se suicider... mais la douleur
l'aveugle : si elle ne peut pas l'avoir, personne ne l'aura !
Elle le tue, la détonation est couverte par le tonnerre, pose le pistolet
près de sa main, jette toutes les affaires sorties en vrac dans un
placard, et ressort rapidement.
Au dernier moment, elle revoit la lettre, se refuse à prendre ce qui
s'assimile à une lettre de rupture, et se contente de renverser l'encrier
dessus.
Les acteurs de cette pièce sordide se dispersent, profondément marqués par
le drame.
Le seul à retirer quelque chose de positif de cet évènement est Béléser de
Sespoir Monte Carlo, le cousin, qui hérite...